Le cortège funèbre s’arrête devant moi. Le Curé et l’Imam se regardent longuement. Chacun attend que l’autre parle. Le premier hésite, murmure, se tait. D’un geste de la main, il demande aux porteurs de la dépouille de la poser sous mes pieds.
J’ai la tête pointée vers le ciel. Je ne veux pas pleurer. Mes lèvres palpitent ; je me les mâche pour les maîtriser. Vainement. Mon corps se désagrège. Je le sens qui s’effondre par mes jambes. Je suis bientôt sur mes genoux, face à mon père.
— Accompagne-nous l’amener à sa dernière demeure, mon Fils.
— Vous êtes déjà arrivé ; c’est là-bas.
— Tu nous aideras à choisir l’emplacement de sa tombe, s’essaie l’Imam.
— Il t’aimait bien ; tu le sais, poursuit le Curé.
Je regagne mon silence. Je scrute le visage de mon père à travers le linceul. Une mouche se promène dessus. Un léger mouvement de mon bras pour la chasser attise l’émoi du cortège. Ils me croient capable de gifler le cadavre. Je ne me laisse pas distraire par leur excitation. Ils méritent plus ma gifle que mon père. Mes griefs contre lui ne valent pas ce que je lui dois.
Avant d’être un sans-abri, je fus un orphelin qu’il recueillit chez lui. Son amitié pour mes parents lui imposa d’adopter l’unique enfant qui eut survécu à leur accident. Je n’eus porté de nom que le sien ; n’eus eu de frère que son fils. Point de certitude que les proches de mes parents se seraient mieux occupés de moi. Je fus très tôt sans nouvelles du seul oncle qui m’écrivait.
J’ignore les vrais rapports de mes parents biologiques avec leurs familles. Je sais que celles-ci leur reprochaient d’être encloisonnés. Mes parents auraient été des acculturés au mode de vie individualiste. Ils n’auraient pas eu coutume d’honorer de leur présence les rendez-vous familiaux ou de rendre quelque visite de courtoisie. Ils n’auraient su ni féliciter les nouveaux mariés ni sympathiser avec les foyers endeuillés. L’arrogance constituait leur réputation.
Les tensions entre mes parents biologiques et leurs proches eurent sans doute affermi la volonté de leur ami de m’adopter. Il ne put cependant le faire qu’au terme de longues négociations. Une concession majeure eut été nécessaire : il me prit sans mon héritage. Certains proches de mes parents eurent douté de l’intention de leur ami. Ce dernier dut leur demander de garder l’héritage dont il eut été accusé d’être intéressé et de lui remettre l’enfant. Il prendrait soin de lui avec ses propres ressources.
Mon père honora cet engagement. Je n’eus manqué de rien sous son toit. J’eus pu avoir accès à de la bonne nourriture et aux meilleures écoles. J’eus souvent eu des loisirs onéreux et voyagé à l’étranger. Ce confort, toutefois, n’aurait suffi à m’assurer le bonheur dans son foyer. Mon père eut tenu à ce que ses épouses m’eussent traité avec tous les égards dus à un fils. Je me fus souvent senti responsable de son divorce avec la mère de mon frère. Celle-ci avait le malheur d’être une mère normale ; une cherchant à protéger les intérêts de son fils. Elle m’eut toujours regardé comme une menace à ces intérêts-là, malgré les remontrances de mon père. Il ne voulait pas de distinction entre ses deux enfants.
J’eus intimement regretté leur divorce d’autant plus qu’il fut survenu après une vingtaine d’années de mariage. Mon père ne nous eut pas donné d’explications et se fut contenté, six mois plus tard, de nous annoncer une seconde noce. Notre surprise ne se fit que plus grande lorsqu’il nous présenta sa nouvelle épouse : elle avait notre âge. Pour la première fois, une décision de mon père me déçut. Quelle influence eut-t-il bien pu subir pour d’abord divorcer ; puis se marier avec une dame à l’âge de ses fils ?
« Ma vie privée se passe de commentaire.
— Je le sais, père, mais…
— Contente-toi de respecter mes décisions. »
Je me fus ouvert à mon frère pour lui faire part de ma tristesse. J’eus pensé que la situation était encore plus atroce pour lui. Renvoyer une femme d’un ménage heurte toujours les enfants qui y sont nés. Mon père ne m’eut pas paru en être conscient. Mon frère me répliqua sereinement que notre père n’eut rien fait de mal : « Un homme peut se marier avec qui il veut. » J’étais, décidément, trop compliqué.
— Mon Fils, relève-toi. Il est l’heure de l’enterrer.
— Wallahi ! Par Dieu ! les gens s’impatientent.
— Curé, Imam, ceci est votre faute. On ne sait pas pourquoi vous avez transporté la dépouille devant ce fou.
— Ne parlez pas de la sorte, mes Enfants. C’est son père. Il a le droit de lui dire son adieu.
— Depuis quand les violeurs ont-ils un droit ?
— Contenez-vous, mes Enfants.
— Imam, Curé, …, les menace le cortège.
J’ai appris à ne plus avoir mal à l’honneur. Le mépris de gens ou la violence de leurs injures ne m’effleurent plus. Je les vois, sans exception, comme des êtres maladroits. Des esprits minuscules friands de blâme et peu aptes à la vérité.
J’ai été banni de tous les cœurs et traité de tous les noms. Mes amitiés les plus vieilles ni mes réfutations les plus scrupuleuses ne m’ont permis de faire valoir mon innocence. Personne dans ce vaste quartier n’eut le moindre instant songé à accorder du crédit à ma défense. Nombreux sont ceux qui ont trouvé mon père très généreux de ne m’avoir qu’expulsé de sa maison. Il aurait dû me couper le sexe ou me tuer pour avoir voulu étancher mes pulsions dans les douceurs de sa jeune femme.
La seconde épouse de mon père me chassa de la maison avant que je ne l’y fisse chasser. Mon opinion peu favorable sur le mariage eut sensiblement entamé ma complicité avec mon père. J’eus décidé néanmoins de faire les efforts nécessaires pour me montrer courtois envers ma jeune tante. De son côté, elle se fut également montrée déterminée à s’intégrer dans notre petite famille. Chaque occasion lui eut semblé bonne pour tenter une discussion avec moi. Invites auxquelles je n’eus guère répondu au point qu’elle se fut plainte auprès de mon père de ma froideur. Celui-ci me convoqua un soir pour me signifier combien il souffrait de mon comportement envers ma jeune tante. Je promis de multiplier mes propres efforts de communication.
Ces efforts, hélas, n’eurent pu être durables. Ils s’effaçaient aussitôt que mon père s’absentait de la maison. Le comportement de ma tante en était la cause ; il me paraissait impropre. Une certaine proximité avec mon frère me gênait. J’avais beau eu m’accuser de schizophrénie, la réalité agrandissait mes craintes. Je l’avais à maintes reprises vue sortir de la chambre de mon frère, parfois après un temps considérable. À peine ne s’en prit-il pas physiquement à moi lorsque je l’approchai cette fois-ci à propos de sa relation avec notre tante.
« Qu’insinues-tu par je vous sens trop proches ?
— Je la vois entrer et sortir de ta chambre sans cesse, jeune frère…fais attention, s’il te plaît.
— Il sied plus à ta personne de faire attention. Tu n’es pas le gardien de la maison. Vis ta vie et laisse-moi mener la mienne. »
Il fut hors de question d’en parler à mon père, ni à quiconque d’ailleurs. Je n’avais aucune preuve sous la main et le cas contraire, ne les aurais pas utilisées pour révéler une telle ignominie.
Je me fus efforcé de déconstruire mes soupçons et eus essayé de m’éloigner de la maison le plus possible. Découvrant ma dernière résolution, ma tante et mon frère eurent pris plus de libertés. Revenir à la maison à une heure désormais inhabituelle me les fis surprendre dans le salon. Il était onze heures de la journée et ils étaient en tenue d’Adam. Ils ne tinrent pas compte de ma présence.
— Imam ! Dites au Curé que nous allons vraiment partir maintenant.
— Et vous seuls allez enterrer Birame.
— Mes Enfants, de la patience. Mon Fils, lève-toi, s’il te plaît ; il est l’heure. Regarde, les mouches sont partout sur la dépouille de ton père.
— Allah n’Aime pas cela. Reste si tel est ton souhait, mais laisse-nous repartir avec la dépouille. Curé, encore une de tes belles idées ! Je te l’avais bien déconseillée, celle-là.
Allah Déteste beaucoup de choses, faillis-je répliquer à l’Imam, mais Il Déteste plus les sanctions injustes. Qu’Allah Pardonne mon père de son mauvais jugement contre moi. Qu’Il Soit Témoin que je ne lui en veux plus de cette aube où il vint bousculer la porte de ma chambre pour me dire de sortir de sa maison.
« Tout le monde aurait pu me faire cela, sauf toi, Bakary.
— Père, qu’ai-je fait ?
— Sors de ma maison, domeram, enfant maudit. Ta tante m’a tout dit.
— Ma tante ? Que t’a-t-elle dit ? Je n’ai rien fait à ma tante.
— Va en enfer, je dis, ainsi que ceux qui t’ont mis au monde… »
Je sortis de notre maison sans mes sandales, sans endroit où aller. Je me fus tourné vers tous les amis connus de mon père, puis vers l’Imam et le Curé. Les premiers eurent pris l’engagement de discuter avec lui. Sans doute ne le firent-ils jamais ou se contentèrent-ils de faire semblant.
L’Imam s’en alla retrouver mon père pour son propre compte. Les deux hommes eurent cessé de se parler à cause de moi. J’en conviens, j’eus semé la discorde dans le foyer de l’Imam en ayant entretenu des relations simultanées avec sa fille et sa nièce. La fille m’eut présenté à la nièce. J’eus aimé la beauté de l’une et me fus découvert sensible à la coquetterie de l’autre. Pour leurs qualités que n’eut pu départager ma préférence, je me fus rendu prêt à briser les lois domestiques de l’Imam. À leurs amples boubous de dames usées, je leur eus fait substituer d’effrontées jupes à la taille de leur fine jeunesse. Il m’eut juré de me fusiller, mais n’eut su me dissuader de sauter son mur pour mes expéditions nocturnes. Outré que je détournasse ses protégées, impuissant néanmoins, il m’eut consenti d’être avec l’une d’elles. Ces dernières, heureusement, ne m’eurent jamais laissé rendre mon verdict. Aucune d’elles n’eut voulu me laisser à sa cousine. Des vitupérations de l’Imam, en ce temps-là, mon père me défendit : « ce sont des aventures de jeunesse ».
« Birame !
— Waaw, Oui, Imam.
— Ne riais-tu pas ?
— Quand, de quoi ?
— Xanaa, quand il passait aux testicules ma fille et ma nièce.
— Ànkañ. Si.
— Maintenant qu’il a fini sur ta propre femme, tu peux te marrer à volonté ! »
Quant au Curé, je n’aurais pu être moins coupable que l’eut dit l’Imam. Il n’eut fait aucun doute pour lui : j’avais bel et bien tenté de violer la femme de mon père. Il eut toujours reconnu en mon père l’homme dont on ne pourrait douter, tant cet homme-là était connu véridique. Aussi, n’eut-il pas lui-même élevé ma jeune tante dont il eut forgé le prodigieux caractère ? Ne lui eut-il pas lui-même appris la catéchèse et les vertus de la Vierge Marie, avant de la confier, devenue femme, à ce Birame, certes musulman, mais béni, plus que quiconque, de deux manières fort chrétiennes : tolérance et générosité ? « Bakary, tu as assurément les testicules du diable pour vouloir finir sur la femme de ton père. »
J’eus passé mes premières nuits sur l’estrade de nos voisins, espérant que mon père revînt sur sa décision me voyant dans mon désarroi. Il demeura impassible. Nos voisins, à leur tour, vinrent me demander de partir. J’eus mis du temps à le faire. Ce qui me coûta d’être réveillé par les cailloux d’une bande d’enfants m’ayant pourchassé jusqu’à la sortie du quartier.
« Bakary…
—…domeram !
— Bakary…
— …domeram !
— Bakary…
— …domeram ! »
Je courus jusqu’à Barsaq, le cimetière. J’y eus à peine cueilli des feuilles du tamarinier pour panser mes blessures que ces dernières me firent évanouir. Je ne me fus réveillé qu’au crépuscule. L’endroit vide en vies humaines me terrifia. J’eus peur que les morts aussi se réveillassent et s’en prissent à moi ; ou que les djinns descendissent du tamarinier pour me kidnapper. Toute la nuit, mille fourmis me mangèrent. Une meute de chiens voulut les devancer sur moi. J’appelai sans cesse mes parents biologiques ; aucun spectre ne se manifesta.
Depuis le lendemain, je n’ai plus appartenu la société humaine. Je l’ai reniée à mon tour. À ses valeurs, je n’ai été plus tenu de croire ; ses membres, je ne les ai plus fuis. Dans mon isolement, il ne m’est resté qu’un seul droit, qu’une seule mission : survivre, dans le silence de mes douleurs.
Tant que les enfants ne m’ont pas dirigé leurs pierres, je les ai regardés danser sous l’air de leur comptine consacrée, « Bakary domeram ». Les pères ont interdit épouses et filles d’emprunter les environs du cimetière à moins d’être accompagnées de solides males. « Ce fou violeur de Bakary défait les pagnes à la vitesse de la tornade. » Quelques camarades se sont, par ailleurs, montrés assidus à créer ma légende.
« J’étais sûr que sa queue finirait par le rendre fou.
— Aïya, Ma foi, Bakary !
— Il aimait tellement femme…
— …depuis tout petit nag, de surcroît.
— Te rappelles-tu… ?
— Non… Ce fut fort avant la fille de l’Imam, ce fut…
— Où est la fille de l’Imam sax, d’ailleurs ?
— Mo, Hein, son père fut contraint de la marier à son cousin…
— …précipitamment, avant que Bakary ne l’eût mise enceinte.
— Ah Bakary !...
— …l’homme-cheval !»
Ici à Buntu Barsaq, l’entrée du cimetière, leurs calomnies ne peuvent plus rien contre moi. Je les endure et m’exhorte à la patience. Le jour est pour bientôt où tout le quartier sera couché dans l’enceinte de ces murs. Pas un seul d’entre nous ne pourra encore mentir. On apparaîtra alors devant l’Unique Juge Qui ne Se Trompe pas. Lui Dévisagera les violeurs. Lui Désignera les fous. Moi Bakary leur domeram, je ne serai dans aucun des deux lots.
— Imam, Curé, je m’en vais. Je réciterai la prière aux morts chez moi.
— Ne t’en va pas sans moi. Ce pervers de Bakary va souiller la dépouille de Birame plus qu’autre chose.
— Mes Enfants, soyez patients. Bakary n’a pas vu son père depuis longtemps.
— Et l’Imam et vous commettez un péché grave en le lui faisant voir maintenant. Il n’aurait jamais apprécié que sa dépouille soit traînée devant cet enfant immonde.
— Onzou bilahi minal shaytani radjim, Imam waa ! Je demande protection contre le diable lapidé. Toi, ne me mêle pas à ton histoire de péché.
Le Curé n’a pas tout à fait raison. Mon père est venu me voir au crépuscule d’hier. Je ne l’ai pas immédiatement reconnu. Trois années l’ont fort vieilli. Je n’ai pu m’empêcher de me lever pour le saluer. Seule la peur d’être une nouvelle fois repoussé m’a défendu de le prendre dans mes bras.
« Bakari, baal ma àq, pardonne-moi.
— Baal naa la àq Baay. Je te pardonne, père.
— Gis naa Njaga ak Magi. J’ai vu Ndiaga et Magy. Tu les avais vus, n’est-ce pas ?
— Waaw Baay, gisoon naa leen. Oui père, je les avais vus.
— Baal ma àq Bakari.
— Baal na la àq Baay.
— Bakary, tous les deux enfants de Magy sont de Ndiaga.
— J’en suis désolé, père.
— Njaga ci boppam du saa dom Bakari. Ndiaga lui-même n’est pas mon sang.
— Looy wax ni Baay ? Que dis-tu là, père ?
— Doktor baa ma ko wax ; nee na saa mbindu mayu ma ma meññi. Je l’ai appris du Docteur ; il dit que je n’ai pu mettre au monde aucun enfant.
— Donc la mère de Ndiaga aussi…
— La mère de Ndiaga aussi, Bakary… Dem naa. Je suis parti. »
J’ai suivi son ombre jusqu’à la perdre. Je savais que je ne reverrai plus l’homme. Il allait mourir par la grâce de Dieu ou par la force de ses propres mains. Aucun Homme, bon ou mauvais, fort ou faible, pieux ou athée, ne peut survivre à trois humiliations.
— Monsieur le Curé, le cadavre vous a visiblement parlé.
— Déggati leen lii ! Bon sang ! Depuis quand les cadavres parlent-ils ? rouspète la foule.
— Considérez, Monsieur le Curé, ce que le cadavre vous a dit comme une confession.
— J’ai entendu, Bakary. Dieu te Bénisse, mon Fils. Qu’Il Pardonne nos morts, nos veuves et nos orphelins.
— Amine, Monsieur le Curé.
— Cimm ! Tchip ! meugle la foule
— « Seigneur, pensé-je, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Luc 23 : 34).
Photo de couverture : © Nahmad
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