Ce qui fait d’un peuple une nation, c’est sa volonté de bâtir un projet commun. Ce projet commun est la somme des contributions individuelles. Les peuples qui n’ont pas sa conscience, malgré leurs nombre et potentiel, sans cesse, essuient les désillusions, pourtant multipliant les efforts et les ardeurs. Leurs itinéraires ne semblent jamais tracés, car ces efforts sont éparpillés dans des affrontements stériles, hauts en risques et frappés d’une carence en grandeur. Les peuples qui, à l’opposé, adhèrent à ce projet, s’engagent dans un avenir où chacun de leurs enfants est susceptible d’être acteur de leurs rayonnements devant lesquels se courbent les limites.
Ces derniers ont le luxe apparent de réussir tout ce qu’ils envisagent, condamnant les peuples en difficulté, plus déconcertés qu’admiratifs, de consentir les meilleurs superlatifs à l’endroit de la population des seconds, à laquelle population ils quémanderont son concours en tout. Elle-même finit par croire à ce qui serait un don naturel, affermi par son éducation, et que confirment ses standards de vie en regard de la désolation qui sévit au-delà de ses frontières. Restent, certes, interdits de grands succès tous les peuples qui se veulent querelleurs, voyeurs et jaloux en leur propre sein ; ils croulent sous le poignard des ambitions mal nées, des désertions et des traumatismes généralisés.
Ces passions humaines, me corrigera-t-on, n’exempte aucune population du monde, même celle des peuples qui réussissent. Ce qui n’est que partiellement exact. En effet, il y a dans chaque vice quelque chose de louable, quelque chose qui le rend moins décrié, quelque chose qui le transforme même en nécessité dans le caractère d’un peuple. L’exploitation des ressources positives inhérentes au vice fait la différence entre les peuples qui réussissent et les autres en difficulté.
Blâmer des Américains capitalistes sans vergogne, poussant la concurrence à l’extrême, est plus grave que de louer des Sénégalais épris d’entraide et de courtoisies sociales, mais qui supportent et soutiennent mal le succès de leurs compatriotes, qu’ils n’hésitent pas parfois à persécuter et détruire par les armes mystiques, lesquelles, efficaces ou non, sont hélas les seules industries qui prospèrent dans nos patries en mal de développement. En effet, lorsque l’individualisme, dans le premier cas, élève la compétition ; le refus de voir l’autre nous devancer, dans la seconde figure, ne se résout pas dans la production supplémentaire d’efforts ou d’initiatives, mais par la multiplication d’obstacles à l’effet de retenir, voire faire régresser, l’autre : ce qui est tout simplement un ferment de médiocrité impardonnable.
Le sort des peuples dépend des actes de leurs enfants qui doivent en poser les bons pour leur valoir une sereine pérennité. Chaque peuple doit se constituer en cette mère, en ce père, qui bénit le fils pour le voir réussir ses entreprises et l’exhorte à franchir de nouvelles marches vers les sommets. L’adversaire, malgré son déplaisir somme toute humain de n’avoir pas été consacré à la place de l’autre, doit avoir l’intelligence et la hauteur de ne jamais oublier ceci : qu’il est à l’autre compatriote, donc son frère ; et qu’il n’a pas été déchu, mais appelé à prétendre à des aspirations plus élevées, lesquelles, s’il les atteignait, le confronterait lui-même à des défis naguère inaccessibles.
Au sein d’un peuple, des rivalités personnelles qui n’impulsent pas les efforts et n’aboutissent pas à l’amélioration de la vie générale, sont un mal futile. L’État, cette population résidant dans un territoire donné, condensé d’intérêts divergents et dépositaire de ressources limitées, a, certes, besoin de compétition, mais non pas pour seulement distribuer les parts, mais pour accroître ces ressources-mêmes afin de permettre à tous d’en jouir convenablement. Ainsi, de par cette approche, les peuples qui réussissent sont les berceaux naturels d’exploits et de génies qui leur ont laissé des patrimoines splendides que ne pourront reproduire les autres à concurrence passive tant que les esprits y consacrent une obsession exclusive au prestige et aux honneurs et ne s’intéressent pas aux réalisations-mêmes, ni aux sacrifices qui mènent à elles, ni à ce qu’elles ont changé dans la vie de tous.
C’est lorsque les esprits se sentent incapables de réaliser quelque chose qu’ils commencent à devenir méchants, à s’assombrir. Or, si tout ce qui est acquis l’est par le travail, celui que ne rebute pas le travail ne doit pas avoir le temps d’envier quiconque, de s’embourber dans la jalousie et de finir en un lamentable spectateur de la vie des autres, on le trouve toujours debout, dans son chantier infini, où lui tombent les succès éclatants et les impasses renouvelées, mais qu’il ne quitte jamais, parce qu’il sait que c’est dans la constance des efforts qu’il finira par atteindre sa capacité suprême, et qu’il méritera de la nation, laquelle a chargé chacun de ses fils qu’il fasse le meilleur de lui-même, dans son domaine, sans compromettre les performances des autres.
Voilà pourquoi nous devons, dans un peuple, éduquer nos cœurs afin de parvenir à éprouver de la fierté dans le succès de nos compatriotes, de ne féliciter qu’avec sincérité, de savoir encourager sans nous laisser trainer derrière. A défaut de quoi, tel peuple peut dès à présent renoncer à ses espoirs d’un lendemain radieux, car visiblement, il n’en veut guère. Ce lendemain radieux nous oblige de tout voir en grand, d’accepter que les autres se fassent grands, et quant à soi, de se hisser, seulement par l’effort et la bienveillance, parmi ces géants-là.
Photo de couverture : © Iwaria Inc.
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