J’ai longuement hésité à écrire ce qui suit.
La raison est toute simple : la question des castes est redoutable. On préfère lui appliquer le silence que l’on sait tous, et « laisser la chose telle qu’elle est ». J’aurais continué à me taire à son propos comme tout le monde si cette chose qu’on propose de « laisser telle qu’elle est » n’était pas nocive à la société ; si elle n’était pas vectrice d’injustice.
Je n’écris sous aucune commande : ni celle de plaire à des personnes qui en souffriraient, ni celle des pulsions du jeune idéaliste qui voudrait voir le monde autrement. J’écris parce que je suis convaincu qu’un fait social reste une construction artificielle, et la raison voudrait qu’on s’en débarrasse lorsqu’on ne lui voit plus d’utilité. J’écris parce que par ce geste, je prends définitivement position par rapport à un sujet qui divise la conscience nationale, à toutes les échelles. J’écris avec l’espoir qu’en déclinant les raisons miennes, vous qui me lirez, embrasserez ma position ou, plutôt, réfléchirez davantage sur la question pour proposer la vôtre.
Je me dresse contre toute logique de caste parce que j’estime qu’elle est socialement pernicieuse, politiquement inefficace et religieusement blâmable.
Aucune nuance n’est nécessaire : on ne peut pas détacher l’illusion de supériorité de l’économie des castes. Quand il y a plus d’intérêt pour un individu d’appartenir à tel groupe plutôt qu’à tel autre, il est clairement établi que lesdits groupes ne sont pas considérés égaux. Or, il se trouve ici qu’appartenir à un groupe plus favorable n’obéit à aucun mérite de l’individu : celui-ci ne tient sa faveur que de sa naissance ; tandis que l’autre de caste marginale, ou en tout cas subordonnée, doit porter sa naissance telle un handicap, voire un fardeau.
Il n'est que fort légitime de parler de fardeau lorsqu’on voit et entend les discriminations dont les castes sont la source. Les plus courantes, ce qui n’est pas banal, sont d’ordre sentimental : le décret social qui censure l’amour de deux cœurs de castes différentes n’est que trop populaire. Tant de mariages interdits ou compromis, car la caste de l’un des partenaires ne cessera de lui valoir du mépris dans son nouveau foyer ; tant d’investigations et de comportements discourtois lorsqu’il faut connaitre « les origines d’un tel ou d’une telle » ; tant d’écarts de langage directement inspirés par ces figures de castes qui font que le comparant du bruyant est le « Griot », que celui de l’excentrique est le « Laobe » etc. Et si le cas des mariages interdits est le plus répandu, il reste que pareilles considérations s’immiscent aussi dans le monde professionnel : que de fois n’a-t-on pas négligé l’autorité d’un supérieur « casté » sans en être sévèrement sanctionné ?
De surcroît, l’hypocrisie reste un maillon fort de cette économie des castes. Des exemptions sont simplement accordées lorsque les bénéfices du mariage, matériels le plus souvent, sont alléchants. La cupidité des uns tolère que leurs progénitures contractent des unions avec des « gens de castes » ; des parents qui, pour la circonstance, se trouveront les plus vertueux prétextes. Il n’est d’ailleurs souvent pas la peine de se justifier, car nombreux parmi les détracteurs éventuels d’un pareil mariage l’auraient exactement validé pour leurs progénitures s’il se présentait. Ce qui dénote d’un usage opportuniste des castes.
Aussi, l’économie des castes est appelée à disparaitre de la société pour la médiocrité qu’elle y répand.
Cette médiocrité est d’abord celle de l’esprit : un Peuple où on dope les vanités ; où le morpion naissant parle avec fierté de sa « griotte » ; où le malhonnête se voit attribuer des vertus de générosité qui le mettent au-dessus de ses compagnons ; où chacun veut se colporter une ascendance princière, bien qu’on sache ces deux vérités : d’abord, c’est précisément parce que certains rois et chefs ont été prédateurs et lamentables qu’on s’est tous retrouvés sous les chaînes et la colonisation des envahisseurs ; ensuite, parce qu’on a tous été un moment ou esclaves ou sujets, à quoi bon de vouloir nous faire les uns esclaves des autres si notre condition d’infériorité nous a vraiment répugné.
Quant à la seconde forme de médiocrité, elle s’applique à ces pseudo-héritiers d’un patrimoine culturel qu’ils revendiquent avec ostentation sans y mettre la même dignité qui caractérisait leurs ainés. Il n’est pas rare de voir ces « héritiers »-là se faire les as de la mendicité avec la prétention que c’est leur droit que de « recevoir quelque chose » de leurs « Géer », passant ainsi les saisons à faire le tour des maisons. Il n’est pas rare d’en voir qui sacrifient leur scolarité pour aller répondre à l’appel des « devanciers » en devenant créateurs de danses et de chants non seulement profanes, mais qui décevraient les « ainés » tant ils sont vulgaires. Et si aujourd’hui l’image particulière du Griot est peu reluisante, c’est un tort que lui a causé en large partie cette colonie d’ « héritiers » dont peu seraient prêts à agir comme les Griots abattus les uns après les autres dans les rangs de Babemba face au Colonel Audéaud dans Sikasso assiégé (1) ; comme Bazoumana Sissoko, ferme dans ses convictions devant les faveurs d’un Etat malien. Les castes font, certes, partie de notre patrimoine, mais appartiennent à une époque révolue : tourner leur page est préférable quand elles deviennent de plus en plus le commerce d’ « héritiers » sans éthique avec sa clientèle de « nobles » étourdis.
L’obsolescence de l’économie des castes est en effet la deuxième raison qui justifie ma position vis-à-vis de celle-ci.
Comme tout fait social, les castes ont eu leur raison d’être. Elles ont obéi à une organisation socio-politique qui, au-delà de sa stratification, était caractérisée par sa division du travail. La production était spécialisée si bien qu’on sût vers qui se tourner pour un besoin spécifique et que les carrières fussent d’office tracées (2). Cependant, même ceux qui ont les yeux fermés doivent s’être rendus compte que tel n’est plus le fonctionnement du monde. On n’hérite plus des professions et aurait tort de ne pas s’orienter vers celle où on pourrait le mieux exprimer ses compétences. Les plus habiles ne se priveront pas de se convertir en bijoutiers si ce secteur devenait le plus prospère. Une telle perspective élargit l’emploi dans la mesure où l’apprentissage d’un métier s’ouvre à tous. Ce qui est de loin plus admissible que de voir un individu désœuvré, mais boudant néanmoins tel métier « casté ». Comment diantre espère-t-il s’en sortir ?
De plus, s’agripper au régime des castes parce qu’il serait un legs traditionnel est maladroit. Parce qu’il est justement un legs, ce régime est appelé à être dépassé, à être amélioré. Au-delà de l’estime et des hommages que nous leur devons, n’allons pas croire que tout ce qu’ont dit ou fait nos devanciers est nécessairement juste. Comme nous, ils étaient des femmes et des hommes pleins d’intelligences et d’imperfections. Leurs organisations politiques n’étaient pas forcément les plus performantes. Convenons qu’où qu’elle se situe, une société dans laquelle les chances de succès et d’échecs sont égales pour tous n’a rien à envier à une société de castes, de classes ou d’ordres. Aussi, ces mêmes aînés se moqueraient de notre intelligence s’ils nous voyaient nous terrer dans leurs expériences politiques. L’immobilisme n’est ni le propre ni l’éloge d’un régime politique. Les aînés ont posé un tronçon, ils n’ont pas montré le bout du chemin.
Enfin, les reliques des castes dans nos imaginaires politiques sont un autre témoin de ces paradoxes et indécisions rendant illisibles nos projets de société. Ou une République compte des Citoyens et ne reconnait que ce statut; ou elle compte des sujets ou autres statuts, puis se prénomme autrement. Ce que voyons, cependant, est que même les élites de ces Républiques, quand elles le peuvent, tirent ressource de cette économie de castes. Certaines d’entre elles, s’estimant « nées de bonnes familles », verront sincèrement en cette obscure terminologie une source de légitimité. Origines ainsi valorisantes que l’on fera prévaloir devant un rival politique qui n’en jouirait pas. Or, disons-le, ô quelles origines incertaines, dans des pays où les Hommes, « castés » ou non, se sont déplacés, crée de nouvelles vies, reproduits, au point où nul ne saurait finalement dire ce qu’est un sang « ñeeño » ou un sang « géer » ; ni qui n’a en lui qu’un tel sang.
Mais le doute n’est plus permis dès lors qu’on finit d’entendre les griots de service desdites élites qui vont égrener les noms mystérieux et héroïques de ceux qui seraient les ascendants de leurs patrons. Ces griots de service prennent fonction en même temps que le Président prête serment ; en même temps que se déroulent les passations de service dans les plus modestes bureaux publics. Quant à la crédibilité de leurs panégyriques, je ne la garantirais pas ; car manifestement, ceux-là, à l’éloge facile aux manières parfois serviles, ne sont pas de ces Griots, espèce en voie d’extinction, dont la science cultive l’esprit. Flatter n’est point instruire. Les qualificatifs ont beau bouder leurs employeurs politiques, les griots de service leur en forgeront de nouveaux. Ensemble, élites et griots de service, à leur tour, de façon plus sophistiquée, se réclameront d’une authenticité africaine qui n’est pas forcément dans sa bonne version, ni n’est ce que l’Afrique a de meilleur à proposer.
Enfin, les contradictions de l’économie des castes avec les religions et croyances de toute nature, sur lesquelles se fondent généralement nos sociétés, l’invalident.
Avant tout, osons répondre à ce questionnement : que voyons-nous à travers une personne ? Un être ou une étiquette ? Une caste ou une conscience ? Une origine ou un parcours ? N’est-ce pas priver une personne de son droit à une pleine existence que de vouloir circonscrire sa personnalité dans la fiction d’une catégorie ? Lorsqu’on voit en elle les valeurs souhaitées en un époux, faut-il lui refuser la main qu’il demande et obéir ainsi à l’ordonnance sociale au détriment de l’autorité de la foi ? Quant aux louanges dont les esprits (faibles ?) raffolent, ne concourent-elles pas à la perte du pauvre mortel, facilement hors des sentiers de l’humilité et de la contenance ? Qui parle de son « Géer » tel un demi-dieu, est-il seulement sûr de la valeur de ce dernier pour parler de la sorte ?
En outre, en tant que mode de classement, les castes font partie de ce catalogue incessamment garni de l’esprit humain friand de supériorité. Toujours à la recherche de qui regarder de hauteur. Sur la base de critères tombés d’on ne sait où, on fabrique des hauts et des bas, avec des représentations convaincues que l’échelle inférieure manque toujours de quelque faculté. Le « Oui…mais il (elle) est casté(e) » est apparemment un argument imparable, sans qu’on ne sache au fond de quoi il est fait. Et après ? D’où tenons-nous ces appartenances ? Qui de ceux qui parlent de la sorte connaissait, avant de venir au monde, l’adresse de sa famille ? De quoi exactement est faite cette exceptionnalité de pareilles gens ? Sont-ceux des êtres sans besoins physiologiques ? Immortels ? Qui ne faneront pas avec le temps comme la plante dans la chaleur ? Il n’y a absolument rien chez un Homme qui le prédispose à être meilleur que ses semblables. Qui se targue de sa naissance manque d'actifs. Il patauge dans ses illusions dont il faut l’extirper.
Au total, les castes demeurent un excellent outil pour comprendre l’Histoire de nombre de nos sociétés. Elles ont été à l’origine d’organisations sociales et politiques, certes hiérarchisées, mais inclusives. Cependant, leur persistance à notre ère demeure injustifiée, d’autant qu’on n'aborde plus les castes que pour ressusciter des vanités sociales fictives, ou en tout cas futiles, et ainsi entretenir des distinctions aussi rigides qu’incertaines. Comme si pour appartenir à nos sociétés, être Homme ne suffisait amplement pas. Comme si n’être qu’une communauté de Citoyens n’était pas la meilleure voie. La voie où l’individu n’a que ce qu’il a acquis. La voie où l'individu n’est jamais ce que sa naissance lui impose d’être.
(1) Ki-Zerbo, Joseph (2007). Repères pour l’Afrique. Paris : Panafrika Silex, Nouvelles du Sud.
(2) Diagne, Souleymane Bachir (Sous la direction de) (1991). La culture du développement. Dakar, Sénégal : Codesria. ; Wade, Abdoulaye (1989). Un destin pour l’Afrique. Paris : Karthala.
Photo de couverture : © RoyBuri
Comments