C’est l’idéalisme qui inspire la Révolution, mais c’est le courage qui la met en œuvre. Le courage de penser, d’aller au bout de sa pensée, d’appliquer sa pensée. Voilà un chemin long que peu peuvent se targuer d’avoir accompli, alors que tous auraient initialement caressé cette ambition.
J’étais pourtant bien parti pour être de cette minorité illustre, avec mon dernier projet de loi présenté en Conseil des ministres. Monsieur le Président fut le premier à applaudir, suivi de Madame la Première ministre, réticente, et de l’ensemble de la salle. Mon collègue de l’Industrie, un rival pas à la hauteur, fut contraint, lui aussi, de se taper les mains. Hôtes et hôtesses suspendirent le service, posèrent leurs assiettes et verres, pour se joindre à l’hommage adressé à mon génie.
« Votre projet de loi, Monsieur le Ministre de la Culture, salua Son Excellence, est révolutionnaire. L’Histoire se rappellera que c’est sous ma présidence que la Femme toutillaise a été réconciliée à elle-même. Votre raisonnement est exact : amener nos Citoyennes à s’aimer est d’une importance majeure. Et s’aimer, permettez-moi de vous citer, doit signifier pour elles aimer chaque partie de leur corps, des orteils aux pieds ! »
Dans ma grande audace, je ne me fus pas attaqué au vernis de leurs ongles ni à leur rouge à lèvres, lesquels sont encore tolérables, mais à ces tas de déchets sur leurs têtes dont les noms ne cessent de se multiplier : perruque, greffage, tissage et même cheveux naturels. Dans notre dynamique de libération politique et d’émancipation culturelle, je me fus fait le devoir naturel de me préoccuper du sort des cheveux des Femmes de ce Pays, ces cheveux honteusement ligotés et prosternés pour servir de banc à d’autres cheveux artificiels, lesquels, comme par hasard, sont lisses, bruns ou blonds.
J’eus démontré au Conseil combien ces cheveux sont d’abord un désaveu et une atteinte à l’esthétique à laquelle notre Pays tient tant. Dans un diaporama minutieusement préparé, j’eus défilé quelques photographies de mannequins, de célébrités et de Citoyennes consacrées belles par les temps qui courent. L’horreur de ces fronts rendus plus grossiers par une perruque incompatible, souvent désagréablement tachées de couleurs de carnaval, leur eut pourfendu le regard. Des têtes à moitié rasées, d’autres gonflées ; des tempes frisées ou des mèches comiquement ondulées ; bref, que d’innovations qui rivalisent en laideur. Préserver nos Femmes de cette déchéance esthétique, freiner ces goûts néfastes que contiennent ces paquets de greffages, tel fut l’objectif premier de mon projet de loi.
Le Conseil eut également convenu que telle mesure est favorable à la santé médicale aussi bien que financière des foyers de notre Pays. Ces tonnes de cheveux déversés dans nos marchés, qui sait seulement d’où ils viennent ? À qui appartenaient-ils ? Ou de quoi sont-ils faits ? Leur traitement manufacturier, est-ce suffisant pour leur débarrasser des maladies et poux qu’elles sont susceptibles d’être porteuses ? À vrai dire, ils font peur… et, également, font mal aux poches. Mesdames exigent un budget colossal pour se rendre laides. Au moindre évènement, elles veulent une nouvelle coiffure, passant de douloureuses heures assises pour se faire fixer sur leurs têtes les chevelures de Femmes comme elles ! Et comble du supplice : elles se fâchent lorsqu’elles ne reçoivent de Messieurs aucun compliment. Compliment auquel on ne peut consentir qu’en mentant.
Enfin, je me serais volontiers prononcé sur l’intérêt écologique de mon projet de loi si sa dimension culturelle ne se fut pas impatientée d’être exposée. Naguère, nos Mères avaient des jours particuliers pour se coiffer ; et les formes de leurs tresses s’accordaient aux saisons, aux zones géographiques, à leurs statuts maritaux et tant d’autres. Elles se servaient de leurs cheveux pour non seulement se faire belles, tellement belles pour intéresser le digne amour de nos Pères, mais pour communiquer, exprimer leurs êtres. Le deuil, la solitude, l’amour, tout trouvait sa poésie en ces cheveux, partie très apparente du corps. Aujourd’hui, les têtes de nos Femmes ne sont plus ces mines d’informations ou ces ateliers de créativité authentique. Au contraire, le désordre qui y règne nous confond et exclue toute présence de génie. Il faut que ces dernières, eus-je martelé, emboîtent les pas des premières.
Mon exposé fut si brillant qu’il ne laissa place à aucune autre discussion. Son Excellence, ensuite, tint à annoncer lui-même le projet de loi à la presse. Au journal de vingt heures, j’apparus à ses côtés, fier comme tout bon Révolutionnaire de cette idée qui allait donner le coup fatal au complexe mal déguisé sévissant notre société féminine. À ce moment-là, mon épouse somma nos enfants d’aller se coucher et se déclara, sévèrement, en attente d’« explications ».
« Monsieur le Ministre, je t’écoute : au nom de quoi ton Président et toi vous permettez-vous de nous priver de nos cheveux ?
— Madame, voyons, ce ne sont pas les vôtres.
— Et où est ton problème ?
— C’est que…il faut que…je veux dire que…
— Cesse de murmurer et parle comme un homme !
— C’est pour votre bien : je dis.
— Donc, on serait ignorantes de notre propre bien.
— Ce n’est pas ce que je veux dire.
— Tu as intérêt. Pour ton information, j’ai prévu de me poser le nouveau greffage Coco le vendredi prochain. Je ne voudrai pas qu’on vienne me dire qu’il est introuvable dans le marché.
— Mais la loi… bientôt…
— … bonne nuit. Ton dîner est là-bas sur la table. »
J’aurais surmonté tout obstacle pour continuer ma Révolution, sauf lorsque c’est mon épouse qui se pose en celui-ci. Le courage me manque de passer outre ses volontés. Je la connais suffisamment pour dire que mon salut est d’être d’accord avec elle. Or, reculer, ici, n’était plus possible : ce projet applaudi par le Président en premier était contraint à l’aboutissement.
Aux premières heures du lendemain, alors que j’étais encore à la quête d’un moyen pour dénouer le dilemme, je fus convoqué au Palais du Président. Quatre de mes collègues masculins y étaient déjà, en train de lui faire part de leurs réserves vis-à-vis de mon projet.
« Après une très longue nuit de réflexion, Excellence, je vous recommande d’abandonner le projet de mon collègue de la Culture qui voilà enfin.
— L’idée était certes originale, s’essaya le Ministre de l’Industrie, mais elle a été mal reçue par la gente féminine, malheureusement.
— Par ailleurs, intervint mon collègue de l’Economie, j’ai revu mes chiffres : il se trouve que le marché des cheveux artificiels est des plus dynamiques et, ce, depuis au moins dix ans.
— Messieurs les Ministres, les arguments de Monsieur le Ministre de la Culture ont été plus que convaincants. Nos Femmes doivent se contenter de leurs cheveux. Il en va de leur dignité et de la nôtre tout entière.
— Excellence, il n'y a aucun mal qu’elles cherchent à avoir la même chevelure que la Première dame.
— Elle, elle porte ses propres cheveux, ceux avec lesquels elle est née.
— Cela est vrai. Mais si Excellence a pu tomber épris de ses cheveux, c’est qu’ils sont beaux, plus beaux que ceux de nos Femmes. Et on ne doit pas empêcher ces dernières d’imiter le beau.
— On n’est pas ici pour parler de la Première dame. Vous, Monsieur le Ministre de la Culture, parlez, défendez avec moi votre projet.
— Excellence, je crains que mes collègues aient raison. Mon projet était sans doute mal pensé. Après tout, des cheveux artificiels, ce ne sont que des accessoires. »
Il nous fallut une bonne heure pour parvenir à notre commune fin d’enterrer mon projet de loi. Puis, heureux de notre exploit, nous, cinq Ministres de la République, oubliant nos rivalités, sortîmes, soulagés, du bureau présidentiel, nous félicitant chaleureusement. Personne ne révéla à son collègue les raisons véritables de ce changement de position. Nous nous dîmes au revoir, non pour retrouver nos bureaux respectifs, mais pour aller faire la paix dans nos ménages et rattraper une nuit de sommeil.
À l’avenir, je demanderai la permission avant d’amorcer quelque Révolution.
Photo de couverture : © Donna