top of page
1[1].png
  • Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye

La rupture

Dernière mise à jour : 25 oct. 2023

Baye Cheikh est resté un Diop jusqu’au bout.

À Yëmbël, le chaos commençait à prendre forme. Comme dans le reste du pays. La colère était la même. Irrépressible. Inflammable. Depuis la veille, le 3 mars, plus personne ne souriait. Le pays était devenu dégoûtant. Les nuages d’incertitudes épais, moins calcinés que nos droits. Les cœurs étouffaient, sous le poids des menottes passées tour à tour aux autres citoyens. Dans l’air, une odeur de sang.

Il ne sentait rien, Baye Cheikh. Si ce n’était son pain, tout chaud, tout croustillant, entre les mains. Ses intestins grouillaient, vroum ! comme les moteurs des voitures qu’il répare. Combien de clients avait-il satisfaits ce jour ? Il ne se le rappelait pas. Il avait faim. Avait jeûné, et ne guettait que l’heure de la rupture.

Il sentait aussi l’odeur du café Touba, de temps en temps. Sa boisson préférée, qu’il adore accompagnée du clou de girofle. Il en buvait beaucoup, Baye Cheikh, pour son âge, bientôt 17 ans, ce 11 mars. Mais, quoi ? Ce café, c’est la baraka du Cheikh ! Et de la baraka, lui, il en veut beaucoup. Il travaille dur, très dur. Pour sa tante. Sa mère. Son père. Il leur souhaite tellement de choses !

L’idée d’atteindre un jour ses objectifs lui avait fait oublier quelques instants le bruit de ses intestins. Il se voyait à la tête d’un garage beaucoup plus grand que celui de son patron. Avec des employés bien plus nombreux. Tous passionnés par leur métier. Dans un Sénégal épanoui. « Je leur accorderai des droits, se jurait-il. Et des salaires très consistants. » « Ce qui ne m’empêchera pas, ajoutait-il tout sourire, de faire partir, ma tante, ma mère, mon père, tous ensemble, à la Mecque ! »

Le cœur de Baye Cheikh s’est effondré alors que son imagination faisait le tour de la Kaaba. D’habitude, il achevait son sourire par une longue expiration. Ce jeudi, il n’a pas su ce qu’il s’est passé. De son front, son sang a giclé et a trempé son bout de pain. Tout chaud. Tout croustillant.

Son père a accouru et l’a trouvé à terre. Sur le front lisse et joyeux de son fils, là où se trouvait le tampon de ses prosternations, il a découvert une cavité. Grosse comme le ventre du président. Profonde comme le fond de l’océan. Qui a avalé 480 autres jeunes.

Face au cadavre de son fils, Modou ne pouvait rien faire. Il n’avait pas le droit de l’emmener. De 18 à 23 heures, il a attendu la police. Qui avait pris la fuite, après avoir tiré sur Baye Cheikh. Au téléphone, ils ont ordonné au père de transporter le cadavre de son fils jusqu’à une station d’essence éloignée, où ils l’auraient récupéré.

Ce mardi, lors de son bain mortuaire, de l’eau a traversé la gorge de Baye Cheikh Diop. Son jeûne aura duré cinq jours.



Photo de couverture : © Brett Jordan

Photo blog_edited_edited_edited.png

Assumer l’Afrique est une communauté basée sur l’échange. Chaque avis compte.

N’hésitez pas à prendre la parole, liker ou partager cet article ou tout autre de la centaine d’articles disponibles ci-dessous.

Design sans titre.png
bottom of page