« Le sort du Libéria, celui de la Côte d’Ivoire sont effrayants. Nous protestons contre le colonialisme, nous réclamons l’indépendance, et cela débouche sur un conflit entre nous mêmes. Il faut vraiment travailler à l’unité africaine. Elle n’existe pas. »
« C’est la jeunesse qui doit dire ce qu’elle va faire, c’est la jeunesse qui fera renaître une autre Afrique. »
Aimé Césaire
Je soupçonne l’opinion humaine d’être parfois extrémiste…dans son désir d’avoir un schéma simplifié d’une réalité lui permettant aussitôt de créer son verdict difficilement réversible. Je ne commettrais pas l’erreur d’appeler cela du pragmatisme, mais plutôt de la paresse, ou en tout cas, un goût de la facilité.
Je me réfère à l’Afrique. D’elle, on avait fait circuler la conception d’un continent où on parlerait l’africain, d’est en ouest, du nord au sud ; où tout était jungle peuplée d’hommes nus à la poursuite de lions et antilopes etc. En riposte à cette caricature pendant longtemps prise pour vérité absolue, on mit à la lumière du monde la vérité d’une Afrique diverse traversée par des rites les uns plus originaux que les autres, au sein même d’un pays avant d’atteindre l’échelle du continent. Révolution inestimable, aujourd’hui admise, qui dut susciter l’effort de plusieurs hommes et femmes (artistes, intellectuels, aventuriers, diaspora, citoyens). Mais même de cette révolution, il émergea, comme s’il faille qu’il y en ait toujours, un nouveau dogmatisme. Celui-ci consistant à présenter l’Afrique comme une entité si diverse, si hétéroclite, si complexe, qu’il est impossible, voire fou, de parler d’une unité, sous toutes ses formes, africaine. Dans la sphère intellectuelle, on crée, sans mauvaise foi j’ose croire, des écoles consacrées « aux Afriques » ; et dans la vie de tous les jours, on nous dit qu’on est si différents, si divisés, qu’il serait peut-être plus raisonnable d’appeler nos pays peuplades, par exemple. Propos qui jouit de l’acquiescement fervent de l’Africain en premier.
C’est donc en fou, en rêveur, que j’envisage là l’existence non de pays, de nations, mais d’une nation africaine, espérant le paraître moins lorsque j’atteindrai le point final de ce texte. J’affirme qu’il n’est que légitime et adéquat d’instruire nos populations de l’édification de la nation africaine.
De la nation, l’usage a validé deux conceptions. La première est celle proposée par Treischke et Fichte la déterminant par un ensemble d’éléments tels la race, la langue, la religion, l’histoire, la culture. La seconde est celle que nous tenons de Ernest Renan et nous parlant de commun vouloir vivre ensemble. L’Histoire s’étant chargée de rendre obsolète la conception dite objective de la nation (le monde n’étant pas aujourd’hui parqué en jaunes et rouges ; en nez plats et nez rectilignes), j’aborderai donc la nation africaine sous le prisme de la conception subjective la présentant comme « un plébiscite de tous les jours ». Lequel plébiscite est attendu et prometteur en ce cas africain pour peu qu’on fasse l’effort d’y réfléchir et de l’amorcer. Le commun vivre ensemble étant ce qu’il est, c’est-à-dire le tissage de liens entre groupes d’individus, pays, partageant une conscience de l’histoire, de leur existence et surtout portés par leurs défis actuels et à venir, je ne vois nullement qui mieux que l’Afrique peut prétendre à une nation, où les contraintes semblent faussement infranchissables.
L’opportunité d’ériger la nation africaine a été ressentie par ces valeureux hommes et femmes qui nous offrirent la liberté, l’indépendance, généralement au prix de leurs vies ou de leurs carrières. Ces derniers ont professé leur vision avec un acharnement devant lequel je me prosterne, lequel ayant permis de poser les premières briques du chantier sans parvenir à le mener à son aboutissement : les difficultés locales et les querelles des ambitions pavant toute interaction humaine n’en sont pas pour rien. Aujourd’hui : après que la voie du dispersement avec ses petits nationalismes a regrettablement triomphé ; après que nous avons finalement et désespérément décidé de restituer nos souverainetés à nos anciens barons dont nous cherchons avec dévouement les grâces faveurs ; après qu’on a vu qu’on a cherché à être quelque chose et qu’on est encore rien ; nous, Afrique d’aujourd’hui, avons tout le loisir d’éprouver la cohérence de leur vision d’une unité africaine contenue dans sa nation.
Nous en appelons à une nation africaine parce que la nation, mieux qu’une coopération, une simple communauté politico-économique, est ce discours reposant sur le facteur humain et promouvant la rencontre de l’Africain et de l’Africain. De cette rencontre sous l’égide de notre tradition séculaire d’hospitalité, de communauté, d’échanges, présente aussi bien chez les Amazigh dans le désert que les Swazi au sud du Limpopo, naîtra la liberté de se sentir partout chez soi et par conséquent de multiplier ses rencontres personnelles, ses connaissances, ses goûts, sa culture etc. Des hommes mobiles, curieux, humains, gage de rapprochement et de créativité au grand bonheur de tous. Une nation donc : en revitalisant ces valeurs qu’on aurait tort d’abandonner.
Aussi n’allez-vous pas croire que la rencontre de l’Africain et de l’Africain est seulement une aspiration gavée d’altruisme. Oui, il est bien beau que les hommes se côtoient, s’aiment, se battent pour un objectif commun ; mais il est aussi utile. En d’autres termes, ce n’est pas qu’une simple question à volonté philosophique, mais une question pratique, politique. Dans une Afrique unie, on saura charger la nation de rassembler les préoccupations locales (qui sont les mêmes par ailleurs : paix sociale, prospérité, souveraineté) et d’en faire un mot d’ordre forcément entendu, de l’intérieur comme de l’extérieur.
En ce cas, l’Afrique ne sera plus une ébauche, une théorie d’entité politique, mais un acteur dont la voix ne serait plus un agaçant son qu’on se précipiterait de railler avant de passer à autre chose : « L’heure est venue où la destinée de l’humanité doit cesser de dépendre si dangereusement des visées et des ambitions des grandes puissances. » (Kwame Nkrumah). Les conséquences du cas contraire sont là, sous nos yeux : entre petits États, plus fragiles qu’une tige, on rivalise de vanités jusqu’à en venir aux mains souvent, alors qu’on reste tristement impuissants devant la plus fringale pandémie et la plus inique mesure tombant de l’international. Il l’eut dit, Chinua Achebe, que « quand les sauterelles se battent, les corbeaux se régalent ». Méchants les corbeaux qui se régalent ? Ou tant pis pour les sauterelles qui se battent ? Une chose est certaine : quand on ne peut pas changer la conduite de l’autre, il faut au moins veiller à avoir le contrôle de la sienne.
Enfin, nous en appelons à la construction d’une nation africaine car l’Afrique est constituée aujourd’hui de pays dont les ressortissants subissent uniformément les affres de la marginalisation, parfois de la xénophobie, elle-même exacerbée par des contextes socio-économiques de plus en plus tendus. Le durcissement des mesures d’immigration, même si on ne le dira jamais, vise évidemment les Africains et les autres citoyens démunis du monde (car qui autres que les démunis fuiraient leurs pays dans ces conditions drastiquement humiliantes ?). N’étant pas là en manichéen pour blâmer ou essayer de comprendre cette répression des vagues d’immigration, je vous conjure de nous convenir que ce malheur partagé côte à côte, qui nous interdit d’avoir comme nos semblables de grandes ambitions, est un motif valable et suffisant de nous mettre ensemble, la main dans la main, pour dessiner le monde nouveau.
Un monde nouveau dans lequel notre commun continent au potentiel humain, économique et intellectuel demeure largement inexploité marche, opine, exige, consent, bref participe, comme tout autre. Oui, une vaste Afrique dans laquelle de nouvelles opportunités de marchés s’offrent aux citoyens, de nouvelles pistes de recherche aux scientifiques et chercheurs, de nouvelles innovations pour le compte de nos génies, de nouveaux négociants pour nos récoltes et nos fermes. Oui, aujourd’hui où avec appétit et soulagement on dit que l’Afrique est le continent du futur, il ne faudrait pas que l’Africain soit l’oublié du futur. Adhérer et contribuer à la concrétisation d’une nation, d’une conscience africaine, lui en est la plus fiable garantie. Oui, aujourd’hui où cette vocation de nation africaine souveraine semble puer la rêverie tant tout semble nous diviser (langues, croyances, coutumes etc.), laissez-moi vous réaffirmer qu’il n’en est rien et qu’elle est un projet certes gigantesque, mais qui reste humain et compte ses serviteurs.
L’homogénisme qui tend à tout uniformiser crée en vérité un désordre inutile que nul ne pourra plus contenir et qui risque de nous coûter à tous la tranquillité. Nous n’avons pas la même langue : et après ? Nous n’avons pas les mêmes croyances : et ensuite ? Nous n’avons pas les mêmes coutumes : qui dira le contraire ? En effet, tout ceci constitue une vérité qui, comme nous le verrons immédiatement, demeure partielle.
Car la suite est que d’abord une langue, ça s’apprend. En plus, nous avons la chance en Afrique que l’inventaire établi de milliers de langues s’articule autour grandes familles qui transcendent les frontières et permettent aux Torodo du Sénégal de converser avec le Peulh du Niger, au Bambara du Mali avec le Dioula du Burkina, au Luo du Kenya d'être chez lui parmi ceux en Tanzanie. Sans parler de nos langues officielles conquises de notre passé colonial et qui nous permettent d’aller où nous voulons avec l’anglais, le français, le portugais, qui sont également des langues de travail et internationales. Ce ne sera donc pas en Afrique que celui qui a une bouche s’égarera.
S’agissant des nombreuses croyances les unes plus convaincues que les autres, a-t-on besoin de rappeler que celles-ci sont et demeureront personnelles et que par conséquent, légalement comme religieusement, leur pratique demeure une liberté qui si elle est respectée (et c’est à cela sert un pouvoir politique : veiller à protéger la liberté) aplanit toute possibilité de conflit ou de crise. D’ailleurs, on sait pertinemment, à l’échelle d’un pays ou d’un continent, qu’il s’agisse de l’Afrique ou de l’Occident, que les débordements liés aux opinions de cette nature ne sont jamais définitivement éradiqués et qu’une vigilance constante en est le seul paravent. Vigilance qui ne nous est pas impossible surtout si on est nombreux à la garantir.
Enfin : le nombre exponentiel de nos us et coutumes africaines qui changeraient d’une chambre à une autre, d’une région à une autre, d’un pays à un autre. Reconnaissons d’abord que pareille assertion est avant tout exagérée. Ensuite, n’occultons pas cet aspect fondamental à travers lequel on aperçoit le pluralisme africain, symbole de cette richesse culturelle qui, comme on l’eut déjà dit, est insuffisamment visitée pour être convenablement exploitée. Si on prend la peine de répertorier et d’afficher les innombrables traditions africaines, on doit aussi avoir l’honnêteté élémentaire de mentionner les grandes leçons humaines, morales et sociales qu’elles enseignent en abondance et qui méritent d’être une source d’inspiration pour l’éducation de l’Afrique actuelle : respect de la parole donnée, endurance, sens du partage, politesse, discipline, loyauté etc., autant d’intelligences à portée universelle en effet.
Retenons-le donc, qu’il n’y a pas d’innombrables et contradictoires traditions africaines, mais de nombreuses chaires vectrices de la bonne conduite de l’individu africain qui sont tout à son avantage. Donc, ainsi que nous le recommande Sun Tzu, « ne négligeons pas de courir derrière un (petit) avantage quand nous pouvons nous le procurer sans aucune perte de notre part ». D’autant plus que l’exigence du pluralisme est devenu, prenant acte de décision (numéro 86-217 DC du 11 Janvier 1990) du Conseil constitutionnel français, la condition première de la démocratie. N’allons pas nous priver de ce pluralisme naturel en Afrique ; laissons s’exprimer la diversité africaine ; ayons foi en la diversité africaine.
Ayons foi en l’Africain.
Ces idées, pouvant paraître belles et grandes, petites quant à l’espoir de leur réalisation, collent à merveille avec le cliché de l’étudiant confortablement assis dans sa chambre et qui noie l’ennui dans ses accès d’enthousiasme. Il n’en est rien. Il n’y a pas de ce que j’ai écrit le plus petit mot que je n’aie pas vécu. Et ce que je vous souhaite – vous recommande – est d’aller partout où vous trouverez vos concitoyens actuels et vos frères africains, dans vos propres pays ou en vous déplaçant ; écoutez-les en tant que vos Égaux et en tant qu’Hommes, vous vous rendrez compte que vous êtes plus proches, plus liés, que vous ne l’auriez jamais imaginé : animés des mêmes rêves, des mêmes peurs, des mêmes joies, des mêmes valeurs. Alors là, vous reviendrez vers moi, me reprochant de n’avoir qu’insuffisamment décrit tous les sentiments de vérité que vous aurez éprouvés ; et que j’aurais dû rapporter, à la place de ce long texte, en me contentant de vous dire ceci : NOUS SOMMES L’AFRIQUE.
Et moi, Africain venu du Sénégal, j’entonnerai, à l’effet de m’excuser auprès de vous, ces mots de feu Léopold Sédar Senghor :
« Debout, frère, voici l’Afrique rasse
Fibres de mon cœur vert.
Épaule contre épaule, mes plus que frères
Ô Sénégalais, debout !
Unissons la mer et les sources, unissons la steppe et la forêt !
Salut Afrique mère. »
Dès lors, nous aurions, vous et moi, toutes les raisons de regretter et condamner cet acharnement verbal sur ce jeune Guinéen qui aurait fait entrer Ébola au Sénégal. Car il y aurait cette vérité plus forte et plus exigeante que la psychose humaine ; et cette vérité, la voici : ce jeune Guinéen, c’est nous. L’Africain, l’Homme, qui est insensible au malheur d’un autre Africain, d’un autre Homme, même s’il ne meurt pas de la mort physique qu’il craint, est en train de mourir de son âme. Oui, j’ai lu Mandela. Et oui, je l’ai aussi vécu.
Photo de couverture : © Magda Ehlers
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