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  • Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye

Le crocodile du Botswanga, l'imaginaire d'un continent

Dernière mise à jour : 13 nov. 2023

Ma capote qui éclate en Afrique et tu veux que je reste calme ?

Didier


En comédie, la vérité n'est pas lâche. Elle est simplement subtile. Elle installe ses spectateurs dans le confort total, les persuade de sa bonne foi puis se lance dans sa tâche que tout autre profil échouerait à réaliser : dire les choses qui dérangent en conjurant tout risque de froissements. Qu'elle soit de bon ou mauvais goût, la plaisanterie de la comédie est légitime. Car il faut bien une tribune qui résiste à la censure, afin de rendre intelligible ce que chuchotent nos pensées. Le comédien pourrait ainsi se targuer d'être privilégié : dire ce que personne n'ose dire, même si c'est dans le rire, est flatteur. Il jouit aussi d'une indulgence générale, personne n'étant en droit d'attendre de lui qu'il donne sa position qu'il peut l'afficher seulement s'il le désire. Si celle-ci se découvre alors qu'il n'en avait pas l'intention, il aura raté sa prestation. En ce sens, seule une discussion privée permettrait de saisir l'état d'esprit de la troupe à l'origine du film Le crocodile du Botswanga. Leur professionnalisme est indéniable.


Mais le motif de ce texte n'est pas un courtois clin d’œil à l'ironie d'un Thomas N'gijol provocateur-né, à la somnolence raffinée d'un Fabrice Éboué ou aux rondeurs merveilleusement insolentes d'une Claudia Tagbo. Leur talent, l'humour, précisément, le mériterait bien, qui leur permet de divertir le public sur fond de la traduction plate d'une réalité. En effet, le temps de la comédie passé, n'être pas parvenu à débusquer la plus infime différence entre l'Afrique raillée dans le film et l'Afrique-telle-perçue-au-quotidien m'a refroidi. Je réalisai que l'image promulguée de l'Afrique n'est pas plus méliorative que l'image de l'Afrique dans une comédie.


Le crocodile du Botswanga n'est ni plus ni moins qu'une juxtaposition de déjà-vus et déjà-entendus. Nous sommes dans la célèbre jungle politique africaine où un inculte Capitaine Bobo, mégalomane sans prestance, à la femme atteinte d'extravagance et de gourmandise traînant des « fesses grosses comme celles de l’hippopotame », incarne, entouré d'une meute de ministres dociles et rieurs à grande gueule, « l'Unique Guide de son Unique Peuple » au sein duquel sont pourtant persécutés ces « individus aux oreilles dépassant les six centimètres », les Kalas Kalas. Ayant « porté le nœud de papillon depuis ses cinq ans », il se vante d'avoir fait ses classes militaires en Europe, caracole de basiques phrases en allemand, ne cache rien à son conseiller Pierre, rêve de nounous blanches, menace de rompre avec Totelf et faire ses affaires avec la Chine, se réfère à Napoléon, admire Hitler et fantasme sur Barack Obama etc. Capitaine Bobo ne connait pas les prénoms de ses enfants (parmi lesquels celui de cinq ans qu'il fait espionner parce qu'il rêve de devenir président), encore moins leur âge ; il remet, en respect de la tradition, des liasses à la masse de vieilles dames qui viennent pleurer à ses pieds ; dégaine instinctivement des proverbes du genre « L'oiseau sur le baobab ne doit pas oublier qu'il a porté ses lunettes » ; sait guérir le Sida...Son peuple, comme lui, danse à tout bout de champ ; les défenseurs de la culture sont les premiers corrompus et tous sont gouvernables par l'émotif...


C'est ça l'Afrique présentée dans Le crocodile du Botswanga, laquelle s'emboîte avec celle qu'on identifie très fréquemment dans le discours en dehors du Continent et un tout peu moins à son intérieur. C'est ça l'identité africaine. Je me passerais de vous dire que ça-là est un panachage de grossières vérités et de robustes menteries qui ne doivent prétendre faire le portrait de foi de notre Continent. Ni ne le peuvent.


On aime fort cette Afrique, sympathique cas désespéré, incarnant à fois la risée et le mouchoir du monde. Elle est d'abord ce monde-à-part constituant en somme une curiosité. Si elle est le continent dont on parle le plus, elle est aussi celle qu'on ignore le plus ; sans que cela ne passe pour de l'inculture. On la connait pour ses mystères et ses faits divers inédits rapportés dans une envolée fantasmagorique où les prouesses n'étonnent que par leur teinture scandaleuse, paranormale. « Ah, c'est l'Afrique ! » est devenu une excuse implacable ; une banalité qui nous érige un statut marginal. Finalement, même le milieu naturel du Continent se retrouve plus valorisant que son capital humain. Après les particularismes saugrenus, l'Afrique qui circule est en effet celle des plages, des forêts et des parties de chasse. On ne conçoit que rarement celle de la pensée, des humanités, de l'ingéniosité. Combien de fois de brillants travaux ont été félicités comme « d'heureuses exceptions » et leurs auteurs tacitement présentés comme des Africains...pas comme les autres ? Il est évident que l'Afrique incapable est pathétiquement répandue.


L'Afrique pourrait aussi passer pour le mouchoir du monde. Elle est celle qui ne peut voir que par le regard des autres ; qui ne verra pas le lendemain si on ne l'aide pas ; mais qui soulage toutefois. Elle est la bête sacrifiée, chargée d'endosser les lacunes de ce monde. Elle qui a plus subi de violence qu'elle en a produit doit silencieusement vivre avec le stigmate de la barbarie. Elle se prête aux sermons des autres Etats qui l'indexeront toujours pour dissimuler leurs propres infamies. Dans le même temps, son désarroi figé fait en bien des cas office de réconfort. Il faut toujours convoquer celle-que-personne-n'-envie pour ne jamais supporter le fardeau d'être dernier. L'Afrique, elle, aurait l'habitude, de toute façon. Pour être heureux, l'Homme a peut-être besoin de savoir qu'un autre souffre plus que lui. Ce qui n'honore évidemment pas le bonheur.


Ainsi est le regard que nous porte le monde, ingrat et méprisant. Il - le regard - ne me frustre pas toutefois, car je ne le méprise pas moins. S'il m'est paru impératif de le brosser, c'est qu'il infecte la perception même des Africains. Comment l'Africain parle-t-il de son Continent ? Quelles en sont les implications ?


J'aurais appris auprès de mes pairs la nature des superlatifs attribués à l'Afrique et la facilité de leur généralité. Dans l'ensemble, notre continent passe pour une industrie des vices. On semble avoir fini de nous les approprier et les incorporer. « L'Africain est jaloux »; « l'Africain est méchant » ; « l'Africain est malhonnête »; « l'Africain est menteur ». Nous nous emparons de cet arsenal dégradant d'où nous puisons souvent les raisons les plus solides d'un fatalisme : « L'Afrique ne se développe pas parce que l'Africain est tricheur. » ; « Si les Américains ont réussi, c'est parce qu'ils ne sont pas aussi égoïstes que nous. » ; « Tant que l'Africain ne cessera... ». En wolof, une formule aussi courte que son intelligence résume cet état d'esprit : "du nu dem". Autrement, « nous n'irons nulle part ».


Ce qui est inquiétant avec cette appropriation des vices est que nous nous revendiquons de moins en moins des bonnes habitudes. Etre à l'heure par exemple a fini par être un totem de l'Africain, dont il promeut lui-même l'acceptation. Nos équipes nationales sont presque tout le temps confiées à des Coaches étrangers, qui seraient « plus sérieux au travail », de même que nos grands projets. Nos collaborations ne sont sures que lorsqu'elles sont scellées avec les pays hors du Continent. Quand elles ne sont sensées concerner que nos Etats africains, un réflexe voudrait bien y associer un de ces pays sérieux, car dit-on effrontément qu'« entre nous, on se connait ». Doit-il alors nous étonner d'être si marginalisés à travers le monde ?


Il y a une forte interaction entre la manière dont le monde nous regarde et celle dont on se regarde. Il ne sera pas ici question de théoriser sur le sens de l'antériorité dans leur relation. Mais une chose est sure : la façon dont nous nous percevons est la plus déterminante. Parler de soi, se regarder, se définir, crée une structure de pensée qui accouche du modèle de conduite d'un peuple, d'un citoyen, face au monde. Le modèle de conduite peut être productif ou contre-productif. L'enjeu unique réside dans le noyau de la structure qui est le soin réservé à l'amour-propre. Le modèle contre-productif de conduite est celui qui a été traité dans le texte. L'amour-propre s'y trouve obsolète, étant tétanisé par une obstination du blâme gratuit. C'est de la diabolisation, laquelle nous ôte la faculté de découvrir, puis de révéler, les nombreuses richesses d'un Continent traditionnellement réduit à la timidité.


Je n'attends pas de nous que nous nous adonnions à de la propagande hyperbolique ou à une contestation laudatrice qui mentiraient à leur tour sur les infamies nôtres. Il est seulement impératif pour l'Afrique, et par là chaque Africain, à sa manière, de d'abord s'estimer avant d'admirer quiconque. S'estimer signifie de faire comprendre au monde que nous avons chacun quelque chose qui nous rattache à notre Continent et pour laquelle aucune autre contre-partie ne saurait constituer un substitut parfait. C'est là l'assise de l'assurance, la confiance de et en soi, qui permettra d'ouvrir les yeux sur deux vérités évidentes ayant apparemment déserté notre monde : aucun peuple n'a souhaité, par magnanimité, que son voisin prospère ; tout peuple qui se méprise est condamné à être impressionné par les réalisations, même les plus modestes, de ses pairs.


L'Afrique est en phase là de vivre le plus excitant et pas moins crucial défi de son histoire : l'heure où elle est simplement appelée à s'assumer. Je ne connais que l'Afrique battante, qui plus d'une fois, a démenti les vérités du monde et de son histoire. L'Afrique qui titube, je ne saurais la renier ou récuser, non plus ; elle me rappelle notre condition d'Homme, limité devant la perfection. C'est donc dans une aisance totale que nous devons tutoyer le monde et n'être esclave que d'une seule foi : toujours vivre mieux que la veille. Toujours dans un amour-propre imperturbable, quoique humble.



Photo de couverture : © John Waxxx

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