Mardi 19 octobre 2010, veille de mon anniversaire. Une journée ordinaire dans un camp militaire. Rassemblée, en ordre de marche, toute notre Promotion arrive au Rapport. Le Rapport, c’est un rituel quotidien. Chaque midi, après les cours du matin, tous les enfants de troupe se retrouvent à un endroit fixe pour recevoir de la part de l’encadrement des informations, des ordres, des sanctions. C’est une sorte de plénière. De cour martiale.
Le Rapport démarre toujours par une série de « garde-à-vous, repos ». Jusqu’à ce qu’arrive l’autorité censée l’officier. Qui était-ce, ce 19 octobre ? C’est impossible que je me souvienne. Ma confusion de ce jour, par contre, jamais, je ne l’oublierai.
À peine le Rapport démarré, au milieu de ce silence de morgue, j’ai entendu mon nom. J’ai immédiatement répondu « Présent ! », alors que dans ma tête, une question évidente venait de finir sa énième tour de piste : « Pourquoi m’appelle-t-on en ce lieu ? » Mais à qui allais-je poser cette question ? À la voix qui m’ordonne de me rendre au Poste de commandement ? D’aller répondre au Colonel ? Qui m’attendait dans son bureau ?
Je ne suis pas l’ami du Colonel, moi. Personne ne l’est. On n’ose même pas rôder autour de son bureau, qui nous semble aussi incandescent que le soleil. Pour y entrer, il faut avoir commis la plus grosse gaffe au monde. Je ne préparais aucun coup d’État, moi… Qu’avais-je bien pu faire ?
J’ai été inquiet tout au long du chemin, mais en bon soldat, je devais continuer de courir jusqu’à atteindre ma cible. Garder mon calme en toute circonstance, n’est-ce pas là l’objectif culminant de toutes ces années de formation ?
Calme, le Colonel Ludovic Magloire Ouédraogo ne m’a pas semblé l’être quand je suis entré dans son bureau. À peine m’a-t-il salué qu’il m’a crié : « C’est à vous ce cartable ? » De quel cartable ce grand monsieur parle ? Je considère l’objet et le reconnais immédiatement. C’était un joli cartable, que j’avais ramené du Sénégal. Il appartenait à mon grand frère Baye Modou. Le lui avais-je d’ailleurs demandé avant de le confisquer ? Que faisait-il sur le bureau du Colonel ?
« Oui, mon Colonel, ce cartable est à moi.
— Ce qu’il y a dedans, c’est vous qui l’avez écrit ? »
Qu’appelait-il « écrit » dans ce cartable ? Ces feuilles dans lesquelles je recueillais, soigneusement, des vers sans abri venus frapper à la porte de mes sens ? Ces poèmes informels, confidentiels, qui avaient pour seuls lecteurs mes Promos de la 2005 et Monsieur Tenkouma Emmanuel Yaogo, notre Professeur de Physique-chimie en classe de Première ?
Entre ce dernier et moi, une intelligente entente s’était mise en place. J’écrivais mes poèmes pendant ses cours, étais parfois exempté d’aller corriger des exercices au tableau. En retour, il était le premier à lire le texte produit et pouvait se promener dans la classe avec le cartable, quand un autre élève était au tableau.
« Oui, mon Colonel, ce sont mes écrits.
— Vous êtes fou, vous !
— ...
— Quand est-ce que vous comptiez les montrer ? Vous ne pouvez pas garder ça pour vous seul ? »
Il est drôle ce Colonel. Qu’y avait-il à montrer de ces textes. Être écrits par mes soins, lus dans notre cercle, c’était cela leur destin. Tout le monde était content. Et pour un élève en uniforme, en série scientifique de surcroît, les préjugés ne voudraient-ils pas que j’aie autre chose à faire de mes heures libres que d’écrire des poèmes ?
« Revenez dans mon bureau. J’ai déjà appelé une agence. Sa directrice sera là. Nous allons publier votre recueil. »
Le surlendemain, aux grandes couleurs, cérémonie mensuelle la plus solennelle, le Colonel fait l’annonce devant tout ce que le Prytanée Militaire de Kadiogo compte de personnel, d’arbres, de génies. J’entends encore les applaudissements, sans réellement savoir ce que tout cela voulait dire. Le Colonel ne m’avait même pas demandé si j’étais d’accord. Mais que voulais-je ? Dans l’armée, on ne s’appartient pas vraiment.
Les choses se sont succédé ainsi : un manuscrit à peaufiner avec l’aide de Franck Ouédraogo et notre regretté David Tenkodogo, des illustrations sous la signature du talentueux Jeff Simplice Kini, des lettres de félicitations qui nous tombent de l’État-major, des ambassades, ministères et du Président du Sénégal.
Tout cela parce que j’avais oublié mon cartable sur le terrain de volleyball. Parce que le Lieutenant Karimou, Adjudant-chef à l’époque, l’avait ramassé. Parce que le cartable avait atterri dans le bureau du Colonel.
Ce 19 octobre 2010 a changé ma vie. Dans l’immédiat, il m’a encouragé à prendre une décision courageuse, inédite à l’époque : aller en Terminale A (lettres et philosophie) après une Première D. Mettre de côté la carrière d’officier médecin que j’avais un moment envisagée pour suivre mon intuition, ma seule vocation, celle d’être un jour un Homme d’État, au service de notre Continent. Renoncer à poursuivre dans l’armée tout court, lors d’une audience, devant trois hommes en uniforme, un peu surpris, peut-être déçus : mon Père, Adjudant-major Dame Bamba de la Marine sénégalaise, le Général de corps d’armée Abdoulaye Fall, Chef d’État-major, et son aide de camp, Colonel de son état.
Une décennie s’est écoulée depuis, avec plusieurs productions, publications et cérémonies. Une, en particulier, me fait toujours sourire. À l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal), la cérémonie de dédicaces de mes troisième et quatrième ouvrages a été baptisée « Plume précoce ». Une Plume peut-elle être précoce ? La Plume est toujours plus âgée que la main qui la tient. Ou les yeux qui la lisent.
Je ne compte plus les innombrables portes que l’écriture m’a ouvertes, les infinies heures que je lui ai sacrifiées. Je l’ai portée non comme un fardeau, un business, mais comme une foi, à côté de mes études, de mon travail et de toutes mes autres activités. J’ai par moments voulu me séparer d’elle, mais lui suis revenu pour me retrouver. Elle fait partie de mon identité. Ces années de compagnonnages, d’amitiés, d’intimités, de maturations, m’ont permis d’en être conscient. Sans elle, je perds une portion de moi. Sans elle, je ne sais plus comment soulever des montagnes. Sans elle, je ne sais plus me battre contre les injustices infligées à mes semblables. Ni rendre justice à ceux qui ont vécu pour nous. Ni ôter du chemin tout obstacle à l’épanouissement de nos Peuples.
Le 19 octobre 2010, j’ai donc répondu à l’appel. J’ai reçu une mission. C’était mon plus beau cadeau d’anniversaire. Le Prytanée Militaire de Kadiogo, le Burkina Faso, me l’a offert. Des années plus tard, il sera détrôné par celle qui sera ma Femme. Comme cadeau d’anniversaire, elle a écrit tout un recueil de poésie pour moi. Ce soir-là, les étoiles m’avaient servi de coussins. J’avais passé la nuit à lire. Et rire.
Chez moi, tout se passe dans l’écriture. Car, tout est écrit.
Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye est l’auteur du blog Assumer l’Afrique. Né à Diourbel, cœur du Sénégal, il a vécu sept ans au Burkina Faso, au Prytanée Militaire de Kadiogo. Écrivain à temps partiel, amant attitré de la poésie (auteur d’une dizaine de recueils), il écrit en wolof, français et anglais.
Il est titulaire de quatre masters en droit (Sciences Po Paris, Panthéon-Assas), en communication (Paris-Saclay) et en gestion publique (ENA — Paris-Dauphine). Pour en savoir plus sur l’auteur.
Photo de couverture : © Harold Sawadogo