Le comble du malheur est de ne plus savoir lequel de ses malheurs pleurer. Les déplaisirs sont si nombreux qu’on apprend, pour s’en sortir, à les ignorer, à l’échelle personnelle comme collective. On serait tenté de croire que la pauvreté est le plus sinistre des sorts, jusqu’à ce qu’en masse les grosses fortunes se précipitent au suicide. On serait tenté de croire que subir une domination étrangère est l’affliction absolue, jusqu’à l’intérieur du même espace on s’entretue pour posséder l’autre, son compatriote. On serait tenté de croire que subir le racisme, l’exclusion, est la pire des tortures, jusqu’à ce qu’on entende la fin d’un Hervé Gourdel ou des journalistes de Charlie Hebdo.
Les malheurs de notre monde sont effrénés et multiformes. Ils nous traquent à longueur de journée au point où écouter les informations suggère que vous êtes prêt à apprendre un nouveau deuil, d’autres troubles. Et si on doit pleurer, s’attrister, pour chacun de ces malheurs, votre ordonnance consisterait à ne plus suivre l’actualité. Il y’en a qui ont pris cette voie, même si je doute de son efficacité. Refusez d’aller vous informer sur les malheurs des autres, les visages et les réflexes des gens vous le diront. Ces paires d’yeux qui se croisent, se communiquent leurs peurs et se soupçonnent. Ces manifestations de colère à chaque coin de la ville, parfois confinée dans une petite affiche truffée d’injures. Ces appels et rassemblements de solidarité où plus que tout il faut lire l’angoisse des uns et des autres d’être eux-mêmes les prochains éplorés…
Paris est dans cette ambiance ces jours, où les pulsions meurtrières semblent avoir été vomies sur la ville. Normales, les vagues d’indignation et les souffrances de ceux qui ont perdu les leurs. Normal, Vigipirate, ce dispositif sécuritaire qui est un bel effort mais hélas est assez précaire pour être rassurant. Normal, d’abattre des suspects armés à défaut de les attraper. Je souscris à ces trois réactions et réprouve, s’il m’est permis, trois autres que j’estime inadéquates.
Les malheurs funestes comme celui-ci peuvent déballer les débats latents d’une société, les contradictions, les sentiments refoulés ou trop prudents pour être demeurés inexprimés. On les interprète sous l’angle de ses propres préoccupations et éprouverait un triste contentement de voir désignés coupables ceux que dans notre tête on avait depuis longtemps pointés du doigt. En premier est appelé l’Islam dans le box des accusés. Non par les Hommes publics qui l’ont pendant longtemps enrobé d’un mauvais augure en le rendant un vulgaire fond de commerce (à l’instar du FN et des Le Pen qui ne sont que des boucs émissaires), non par les médias très prompts à animer ces rapprochements, mais cette fois-ci par les musulmans dans une posture de justification dont je peine à cerner la raison. Interpellés, ils peuvent bien l’être ; nous le devons tous ; parce que nous sommes des Citoyens ; et non parce qu’ils sont des musulmans.
Je ne m’estime pas comptable du crime d’un autre, fût-il le plus grand mufti du monde. Qu’il le commît en se revendiquant de l’Islam ne me lie en rien ou ne corrompt le message d’une religion qui a fait du respect et de la préservation de la vie humaine son étendard. L’intégrisme, cet art d’abuser des textes saints, n’est pas un phénomène inédit. Évidemment, l’Islam, qui est plus une phobie qu’un mystère, pour être compris, doit sortir de son silence. Il faudra pour cela lever cette diabolisation, cette censure, pour lui rendre sa liberté de s’exprimer au sein de la société. Cette liberté de conscience et de pratique est à mon sens républicaine, laïque. Ce n’est pas elle qui fera accroître le nombre de musulmans dans le pays, tout comme elle s’avère indispensable dans le front contre les détournements. Je n’ai donc rien à me reprocher du fait d’être musulman ; et si la vocation de ce texte était d’obéir à une contrainte de manifester, en tant que musulman, sa réprobation des actes de Chérif, Saïd, Coulibaly ou qui sais-je encore, alors je me serais seulement passé de l’écrire.
La liberté d’expression est également clouée dans le box des accusés. Au monde, de la presse en particulier, alarmé de voir une valeur si fondamentale menacée, d’autres voix reprochent ses dérives. La liberté d’expression est pour moi synonyme d’une possibilité constante de remise en cause de la société, une machine à produire des perspectives et un accès à l’information. Comme toutes les valeurs à caractère universel, cette liberté a une fonction sociale ; elle facilite les rapports entre les différentes composantes d’une société. Elle est donc nécessaire. Mais qui d’autres que les faiseurs d’opinion doivent être les premiers à défendre cette liberté par l’usage qu’ils en font ?
En effet, avoir le droit de parler de tout, disposer de l’audience nécessaire, n’autorisent pas à jouir d’eux sans modération. Créer le débat, aimer la polémique et la subversion, par l’humour ou la satire, sont tous pris en compte dans la liberté d’expression tant que ces actions témoignent de quelque pertinence, de quelque intérêt. Parler des sujets qui fâchent requiert un courage qui devient réel seulement lorsqu’il permet d’éclairer l’opinion et faire avancer les positions. L’œuvre intellectuelle ou artistique qui prend les airs de l’offense ou reproduisant ou théorisant des vexations sociales n’en est pas une. Je n’ai jamais aimé la ligne éditoriale de Charlie Hebdo : un hommage de ma part pour leur travail m’est donc moralement défendu. Je ne crois pas non plus qu’il se rend service celui qui ferait d’un Éric Zemmour un bestseller.
Dans une ère où le « buzz » fait fortune, souvent au détriment de la réputation des uns ou des convictions des autres, la promotion des excès est une variante nuisible à la liberté d’expression. Il faut combattre la première avec l’énergie déployée pour servir la seconde. Laisser pencher la balance devient un mal. L’intérêt du Citoyen doit être éveillé par des matières beaucoup plus constructives. Il ne doit digérer ou s’accommoder de celles qui invitent à des antagonismes et fractures malheureux, aussitôt exploités par les extrémismes pour se prévaloir d’une bonne conscience. Nous sommes tous responsables de l’ordre public et sa détérioration nous atteint toujours : n’est-ce pas raisonnable de préférer la tolérance lorsqu’on sait qu’on ne sort pas grandi d’une querelle aussi périlleuse qu’elle est petite ? Une population, de quelque continent qu’il soit, doit avoir en commun des valeurs qui dépassent les appartenances sociales ou idéologiques. La paix, en tant que préalable à toute prospérité, peut bien symboliser ce bien commun. Elle est, certes, un concept-valise, auquel tout l’effort citoyen doit donner un visage vivant. C’est l’enjeu du vivre ensemble.
Enfin arrive dans le box des accusés la politique française de l’immigration, cette fade sauce dans les programmes et débats politiques. Il est aujourd’hui un réflexe élémentaire de se pencher sur le profil sociologique des suspects ou mis en cause en de pareilles circonstances. Et presque ironiquement, le cliché qui voudrait que les « Étrangers » soient les vecteurs de la violence est facilement confirmé. S’ensuivent alors d’interminables regrets du mal à l’intégration dont on ne sait au bout du compte qui en sont la cause ? qui en font l’objet ? Les contours du terme « Étrangers », comme nous le savons, restent flous.
Les Étrangers, sont-ce ces familles naturalisées dont les enfants n’ont connu de cieux que français et dont les liens affectifs avec leur pays sont parfois heurtés par ces questions du « d’où viens-tu ? » ; ces interpellations policières assez symptomatiques ou encore ces sacs qu’on tient plus soigneusement à leur passage ? Sont-ce ces employés issus de l’immigration, qui remplissent les RER le matin pour se rendre au lieu de leurs besognes parfois très ingrates, accusés en tout temps d’abuser de la Sécurité Sociale ? Sont-ce ces étudiants étrangers qu’on accueille avec magnanimité dans les facultés tout en prenant garde de trop parler des retours d’un pareil investissement ?
Les Étrangers, ceux dont m’eut parlé avec fermeté une bonne dame, en me jurant qu’elle voterait FN, qui sont-ils décidément ? S’il faut, pour évacuer les lacunes d’un système, se rabattre sur les états psychoculturels d’une partie de la société « encline à la violence » ; s’il faut, entre deux rires, proclamer qu’on n’est pas raciste et continuer secrètement à croire qu’on est supérieur à l’autre ; s’il faut laisser se pérenniser cette tendance de quadriller la ville en « zones chaudes » comme les 90, « zones sales » comme Château-Rouge et « zones tranquilles » comme les 6ème et 7ème arrondissements; alors qu’on ne feigne point d’être étonnés que « ces couches-là » soient les plus vulnérables aux dérèglements.
Ce qui fait qu’une personne est un bon Citoyen et l’autre ne l’est pas est qu’elles n’ont pas été également considérées comme des Citoyens. Dans un monde où la mobilité est devenue si facile, chaque projet de société doit exploiter la diversité comme un surplus et inventer, entretenir, entre sa population des liens qui leur sembleront toujours particuliers et qu’ils ne préfèreront à aucun autre. En parlant de quête de tous les jours, Renan a ainsi dit qu’elle n’est jamais aboutie.
S’il m’arrive que le monde m’ennuie, c’est parce que la paix ennuie le monde. Nous prétendons toujours la chercher, et nos actions semblent la déconsidérer. Je demeure heureusement convaincu du vœu de certaines personnes. Non celui de celles qui tuent, mais de celles qui dans leurs rapports avec le monde songent à ce qu’éprouvent les autres ; essaient de se mettre à leurs places. C’est là un petit effort qui nous épargnera déjà pas mal d’ennuis. On ne peut omettre une telle disposition puisque notre condition humaine nous condamne à vivre ensemble. Il existe des manières bien plus belles de le faire que de nous entretuer, de nous persécuter ou de nous regarder en chiens de faïence. Dialoguons dans le respect et allions-nous pour préserver la paix. Elle qui est à jamais fragile, est pourtant si douce.
P.-S. Quelques minutes après avoir achevé ce texte, j’apprends d’une amie que Boko Haram a hier massacré plus de deux milliers de personnes. Un malheur qui chasse un autre d’autant que de celui-ci on fera un bien moindre cas. L’éphémère campagne « Bring Back Our Girls » le suggère. Se témoigner la même solidarité en cas de nos malheurs serait peut-être un meilleur moyen de les prévenir. Je crois qu’on fermera encore les yeux, sur cet autre malheur africain. Le contraire me sera en tout cas une heureuse surprise. Ai-je le droit de pleurer avec le monde une quinzaine de morts lorsque presque seul je dois pleurer deux mille autres ? Là est un autre aspect des malheurs du monde : leur prise en charge. Prompte là, absente ailleurs. Si cette disproportion ne doit pas nous prescrire, en tant que Citoyens africains, l’indifférence réciproque, elle doit nous résoudre à nous consacrer davantage à nos propres malheurs. Les malheurs des autres vaincus, les nôtres risquent sinon de nous rester entiers. Ce qui serait une fourberie fatale de notre part.
Photo de couverture : © Serkan Göktay
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