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  • Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye

Poisson d'avril à Garissa

Dernière mise à jour : 14 nov. 2023

au Kenya, pour l'Afrique

Je suis la dernière à quitter aujourd’hui. Les garçons sont partis plus tôt que d’habitude. La fatigue du match sans doute. Juhud ne les a pas suivis. Mon amour, il refuse, même dans la journée, de me laisser marcher seule dans cette université, comme si je ne pouvais compter autour de moi jusqu’à huit cents étudiants. Il s’angoisse souvent vite, je trouve. La fatigue l’écrase lui aussi ; et voilà ses paupières qui tombent sur son cahier. Je me résous de le contraindre de rejoindre les dortoirs. Seule, quand je finirai les chapitres qu’il me reste, je les rejoindrai à mon tour. Voici que je le fais.


Il fait déjà chaud à l’aube. Le soleil sort discrètement la tête de la nuit, ce grand voile qui jette le sort sur la communauté étudiante. C’est seulement pendant la nuit qu’on entend le silence dans notre campus. Je m’étire quelques instants devant la salle, dont je rabats la porte telle qu’on l’eut hier trouvée. J’aime m’accorder, avec Juhud, cet instant de détente. Nous restons habituellement assis sur l’estrade et en silence attendons que le jour se lève franchement. Que les lumières des dortoirs s’allument. Que les étudiants se précipitent dans les toilettes. C’est à ce moment que nous allons prendre notre part de sommeil, laquelle peut être modeste quand un cours nous avons dans la matinée. On acquiert une nouvelle approche de l'heure à l’université. Juhud absent, j’honore néanmoins notre petit rituel, et me dirige vers les dortoirs.


Je m’arrête échanger quelques mots avec le groupe d’amis qui occupe les salles d’après. Eux, contrairement à nous, sont ce matin au nombre. Ils taquinent Juhud et les garçons, les accusant d’être seulement effrayés par le poisson d’Avril. Je leur souris et promets de transmettre cette commission aux intéressés. Ils envisagent de rester dans leurs révisions jusqu'à six heures. Je me retire.


Je ne sais pas comment certains étudiants arrivent à plaisanter quand il s’agit de mort. Je sais que les rumeurs existent, mais de là à prendre les menaces de ces terroristes pour un poisson d’Avril, il faut du courage, ou mieux, de l’insouciance. Si les terroristes ont bien pu faire ça en 2013… Je sens que j’ai peur, plus que Juhud, même si je ne veux pas l’admettre. Et eux aussi peut-être ; c’est pourquoi ils en rient sans cesse. De ces rires sans matière. Ont-ils cependant tort ? Mieux vaut rire quand son humeur ne saurait influer sur son sort. Notre sort, en ce cas, n’est plus dans nos bras. Nous l’avons confié au Gouvernement. Le Gouvernement est garant de notre sécurité. Le gouvernement n’admettra pas que ces menaces prennent forme, n’est-ce pas ?


Vent chaud, ôte-moi de ces pensées ! Voilà, toi tu sais comment me soulager. Je retrouve à nouveau mes esprits et dois me rendre compte que je suis restée immobile. Je repars calmement et entends monter le chœur chrétien. Je reconnais certains passages chantés. Il faudra que j’aille à la messe ce dimanche. L’appel du muezzin ne se fait pas attendre. J’aperçois au campus masculin des boubous qu’on enfile. C’est le meilleur ami de Juhud qui est le muezzin du campus. Juhud l’accompagne un peu partout, sauf à la Mosquée. Il n’aime pas la prière, mon amour ! Il dit qu’il sait réciter la fatiha. Je ne le garantis pas.


Je suis toujours dans ma chambre et entends des coups de feu. Mon songe continuerait. Je me précipite néanmoins à la fenêtre et crois voir les gens qui courent et se bousculent. Ceux du Syndicat chrétien comme de la Mosquée. Je ne comprends rien de ce qui se passe et me propose d’aller satisfaire ma curiosité. C’est sans doute une bagarre, puisque j’entends que ce sont quatre hommes en treillis, des Officiers de Police, qui tirent. Ils tirent souvent en l’air des cartouches blanches pour disperser les rassemblements. Qui sont ceux qui ont l’intelligence de se battre à une heure si matinale ? Un article pour la rédaction du campus !


Je me passe sur le corps le premier habit que je tire de l’armoire, chausse des tapettes, pendant que les coups de feu se multiplient. Je commence à repenser au poisson d’avril. Non, il ne peut pas s’agir de cela. Le bruit s’accélère et se rapproche, puis je vois de mes propres yeux que les canons ne sont pas en l’air. Je suis soudain au centre d’un monde qui rompt. Je n’entends plus les coups de feu, mais des étudiants qui hurlent. « Al-Shabaab wanakuja ! » « Al-Shabaab wanakuja ! » « Les Shebab sont là ! » semblent dire ces visages saignants qui m’emportent dans leur vitesse désordonnée. Je cours, tombe, rampe, me relève, m’élance et saute avec eux, sans savoir où on va, ce qui là-bas nous attend. Derrière nous les coups de feu s’enragent et vont dans toutes les directions, comme pour dire à chacun qu’ils l’ont dans leur mire. Au bout de leur mire étaient celle-ci, celle-là, celui là-bas… et bientôt moi.


Moi, Mélissa Kimaga, mourir, à dix-neuf ans, je ne l’avais pas prévu. Je ne le veux pas, donc je cours. Ma vie ne repose plus que sur mes jambes, que je ne sens plus. Combien de mètres me restent-ils pour qu’elles s’effondrent ? Combien de kilomètres ont-elles parcourus pour me mettre hors des murs du campus ? J’y répondrai quand je serai sauve, si je m’en rappelle.


Je ne reconnais pas l’endroit où je me trouve. Ni le couple à mon chevet. L’homme dit qu’il est un des bergers dans le village, qu’il m’a trouvée avant-hier soir dans son enclos, avec une autre jeune fille. Qui pouvait-elle seulement être ? Il l’a remise aux rondes mortuaires et moi à la Croix-Rouge. Elle a succombé à une perte de sang, atteinte à l’épaule. Ils me rassurent que je ne suis pas morte, mais forcément en deuil. Tout le village est en deuil. Tout le Pays. Je leur demande d’après Juhud ; je demande si un certain jeune homme beau et silencieux n’est déjà pas venu me voir ; je demande s’ils ont averti quelqu'un. Je leur apprends qu’il est étudiant. Il a un an de plus que moi, beaucoup de centimètres aussi. Juhud, mes amis et moi étions avant-hier ensemble. On s’était quittés bien avant les tirs. Ce sont des sportifs, mes amis, ils ont pu s’enfuir. Le berger et sa femme disent qu’ils l’espèrent pour eux et pour moi, sans chercher à cacher leur incrédulité.


C’est presqu’impossible qu’aucun d’entre eux ne se trouve parmi les cent quarante-huit, ou, au moins, parmi les soixante-dix-neuf. Ils me disent qu’avec son nom, mon Juhud a peut-être pu n’en faire partie. Après avoir indistinctement entamé leur carnage, les terroristes, pris d’une sadique générosité, ont en effet décidé d’épargner ceux qui ont prouvé leur confession musulmane. Ah Juhud, j’espère que pour une fois tu as mis de côté tes thèses d’honneur et de loyauté. Qui t’en voudra ? Devant une telle irruption de la mort, c’est l’instinct qui commande, on peut tous se permettre une petite lâcheté. Ah doux Juhud, j’espère que tu as pu réciter ta fatiha… « Bismillah al rahman al ra (et cetera)… » tu leur as dit, n’est-ce pas ? N’est-ce pas mon amour ?


Je sais que cet égoïsme ne m’honore et que mes pensées ne doivent tomber dans aucune oreille. Indécentes, je le sais, elles le sont, mais pas pour autant coupables, ni singulières. Devant un drame, on vérifie d’abord si un des nôtres est victime, et souffre en fonction du lien. Je ne dis pas, moi Mélissa Kimaga, que cela est bien, mais réel. Je n’attends pas du Kenya qu’il éprouve la même douleur que Garissa ; ni que l’Afrique éprouve la même douleur que le Kenya ; ou que le monde éprouve la même douleur que l’Afrique. Les seconds n’auront jamais la même douleur que les premiers, mais sont médiocres s’ils ne parviennent à la ressentir, à la visualiser, à en méditer pour agir, à travers les yeux des premiers.


Mon égoïsme est alors revendiqué ; il est humain. On ne sait mieux parler que de sa propre douleur. C’est ce que j’ai fait, consciente que mes craintes et mes blessures ne sont qu’un résidu de ce mal qui mine ma Garissa, mon Kenya et ma bien-aimée Afrique.


Qui sont ces morts, Garissa ? Dis-le-moi, je suis prête. J’essaierai d’être forte.



Photo de couverture : © Erik Mclean

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