à R. J. Capochichi,
à P. I. Simal,
Fraternités
J’ignorais l’existence de l’expression. Je l’entendis d’un Ami qui, en classe de première, à l’écoute de la liste longue des problèmes africains du vingt-et-unième siècle et à la lumière des performances de nos États, eut cru découvrir leur remède en deux petits mots : « Recolonisez-nous! ». Ainsi, tels des enfants déserteurs en fin d’errances, la cinquantaine d’États africains, avec leurs milliers de millions d’Habitants, devraient taper à la porte de leurs anciens maîtres et les supplier de reprendre une souveraineté qu’ils leur eurent réclamée, mais laquelle, finalement, ne fut rien qu’encombrement. Comme, encore, l’eurent, n’est-ce pas, exactement voulu certains de nos Grands-parents ne sachant point que faire de leur liberté d’esclaves affranchis ? Cette idée extrême ressortait de la bouche de mon Ami sous la forme d’une plaisanterie régulière. Nous en riions nerveusement, essayions d’en débattre et nous quittions après nous être assurés qu’on ne faisait, évidemment, que plaisanter.
Cette plaisanterie était, certes, étonnante puisque : pourquoi diantre devrait-il nous traverser l’idée de restituer notre souveraineté ? Dégradante, elle était aussi, car nous semblerions inconscients de la primauté et de la douceur de la liberté à laquelle nombre de nos Devanciers eurent sacrifié leurs jours pour nous. Également, à quelle espèce d’Hommes insuffisants appartiendrions-nous pour admettre la supériorité d’autres Hommes et espérer docilement vivre après eux, pour eux, et grâce à eux ? Cependant, si odieuse fût-elle, cette plaisanterie se prétendait d’un fondement : il est à rechercher dans le sens que revêt l’Indépendance à nos yeux, cette vague promesse d’affirmation, d’autonomie et de mieux-vivre, que nous n’avons embrassée presque nulle part en Afrique.
Notre souveraineté reconquise aux Indépendances, d’abord, nous est imperceptible ; rien ne la matérialise hormis des drapeaux, des hymnes et devises. Passons, ces consignes de vote émanant des anciennes métropoles à la grande majorité de leurs sujets dans les Organisations internationales. Passons, ces ferveurs et dévouements au compte d’Institutions telles la Francophonie ou ces Constitutions nous imposant le français comme langue officielle, pendant que nos langues nationales, diabolisées pour leur diversité, négligées par Intellectuels et Politiques, vomies par Citoyens, sombrent dans l’agonie la plus honteuse. Passons, ces villes, ponts, avenues, encore nommés à la gloire d’un explorateur ou d’un « illustre » conquérant de la trempe de Faidherbe à qui nous devons plus adresser un digne mépris qu’une reconnaissance quelconque.
Passons, ces contingents qui débarquent sur nos territoires pour s’y entraîner, régler des comptes avec dictateurs ou terroristes, ou venir prétendument mettre un terme à un conflit sous les acclamations de populations déversées dans les rues et louant « leurs sauveurs ». Passons, ces équipes nationales de football dont l’exception est rarissime qu’elles soient encadrées par des coaches africains. Passons, ces entreprises qui monopolisent les marchés publics et que nos États supplient de venir implanter leurs succursales dans nos Pays leur redoublant les allègements fiscaux. Passons, ces traités silencieux qui privent le bol national du poisson de midi retrouvé dans les assiettes délicieuses d’ailleurs... Chacun de ces exemples, à lui seul, écorne la souveraineté.
Le deuxième sentiment douloureux d’une inutilité des Indépendances de nos États est lié à l’exercice du pouvoir, pas seulement au sens politique. La transmission de l’autorité à des enfants du Continent n’a que peu soulagé les Populations. Des Populations qui attendent d’être reconnues et traitées en Citoyens : dont on respecte les droits de vote et à qui on rend compte de la gestion des Affaires Publiques. Des Populations qui ne soient pas de simples mendiants devant courber l’échine pour avoir accès aux ressources de l’État distribuées en terme de faveurs, et entre les mains d’une élite complexée, gaspilleuse et gourmande.
Cette dernière, à défaut d’avoir réalisé quelque chose sur le territoire national, se ballade entre les capitales d’ailleurs dont elle sait chanter les louanges avec un zèle éhonté. Des ventrus et des extravagantes chargées d’or, aux traitements salariaux insolents, qui laissent leurs Compatriotes dans les eaux, le désœuvrement, sous la menace de la famine ; pourtant jurent, de leurs bouches pleines de belles convictions, détenir un patriotisme étincelant. Formés avec les contribuables de nos États, honorés pour leurs statuts dans nos États, ces désireux de pouvoir sont prêts à toutes sortes de compromissions au point où des classes politiques entières sont désavouées par des Populations ne croyant plus au changement. Lorsqu’elles vont aux urnes, elles ne votent pas pour un programme politique ou des valeurs chères à un candidat, mais pour celui qui causerait les moindres dommages à leurs Pays respectifs.
Des Populations qui, enfin, comme pendant la colonisation, peuvent tomber sous les balles de l’autorité publique. Le Massacre de Madagascar en 1947, avec ses cyniques débats sur le nombre de Morts, eut lieu pour rétablir un ordre injuste ; aujourd’hui, Nkurunziza est en train d’achever sa Population pour faire respecter la loi de son Pays, qui est devenue la sienne propre dès qu’il l’a changée en regardant d’abord son avantage à lui au détriment de l’Unité nationale. Des Populations qui se déplacent et fuient leurs Pays qu’ils maudissent lorsqu’elles ne se contentent pas de prier de ne plus y revenir. Aux côtés de ces autres-là qui n’espèrent plus le succès en Afrique, ce sont elles qui échouent sur les rives d’une Europe s’alarmant à l’arrivée du million de Migrants comme si l’Afrique, la planète entière, s’était déplacée sur son sol.
Voilà quelques fruits des Indépendances qui gardent toute l’amertume du temps colonial. Temps de la sujétion, du racisme, du crime facile, de l’exploitation, du rejet, pour lequel on ne doit nourrir aucune nostalgie. Les laideurs de ce temps-là, au contraire, doivent nous rester en mémoire, car ce sont elles qui nous aideront à aimer la liberté et nous montreront tout ce que les Indépendances ne doivent pas être. Si celles-ci coûtèrent du sang et de la sueur, c’est parce qu’elles étaient porteuses d’un projet qui dépassait une proclamation solennelle.
Dans ce projet-là, il était prévu que chaque Enfant du Continent puisse accéder à des droits et devoirs le rendant digne devant les autres Citoyens du monde. Il était prévu que nous ne soyons plus les « Damnés » et démunis de la Terre, que nos masses paysannes ne soient plus les plus faméliques. Que nos querelles ne soient pas celles qu’on reporte et notre sang celui qui se verse inutilement. Il était prévu que nous ayons nos écoles, nos monnaies, notre Histoire, nos Héros, nos Inventeurs : une estime de ce que nous sommes. Qu’entre Africains, nous puissions nous parler en sœurs et frères ; que partout dans notre Continent, nous puissions aller sans nous entendre attribuer des caractéristiques et surnoms vexants, ou finir sous les machettes ingrates de la xénophobie, ce crachat à la mémoire de Rolihlahla et de ses Compagnons de lutte.
Il était prévu que nous nous détournions de toutes formes d’assistance des autres Nations, même de celles qu’on rend moins indiscrètes sous le voile de la solidarité ; et que nos Dirigeants puissent regarder leurs Homologues dans les yeux sans cette humiliante redevabilité. Il était prévu que nous accueillions les Populations des autres Nations par devoir envers notre hospitalité séculaire et non pour leur manifester notre fierté qu’elles nous eurent désignés comme récipiendaires de leur action humanitaire. Il était prévu que nous puissions nous instruire dans nos Pays, et y servir, sans le sentiment de perturber le confort des autres Nations ; et sans avoir à endurer les incorrections d’une Le Pen et d’un Trump. Bref, il était prévu que n’ayons jamais un jour à regretter la décolonisation.
L’Indépendance, dans l’esprit de ses Mères et Pères, n’aurait eu de sens sans ce projet-là. Il n’a rien d’idéaliste, car toutes ses prétentions sont légitimes et existent déjà ailleurs. Elle n’a pas le droit d’être un simple mot, une valeur qu’on nous demande d’aimer mais dont on ignore la réalité. Pour qu’elle ait un sens, il faut qu’elle serve à quelque chose. Qu’on soit à même de la lire dans chaque coin de nos rues et sur chaque sourire des enfants du Continent. Renoncer à ce projet, et retrouver nos statuts de colonisés, évidemment, est plus facile que de le réaliser. Raison suffisante pour que nous n’empruntions jamais cette voie. Quant à le maintenir et nous hâter de le parachever, c’est là un devoir aussi prestigieux que d’avoir été dans les rangs de ceux qui moururent pour son acquisition.
Avec mes vœux de paix pour 2016.
Photo de couverture : © ersinkisacik
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