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Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye

Serigne Touba, au-delà de l'exil

Dernière mise à jour : 26 oct. 2023

Le destin ne lui a pas laissé le choix : il devait être un grand homme.


Né de l’union des Mbacké et des Bousso, deux grandes familles originaires du Fouta et réputées pour leur érudition dans l’enseignement du Coran et des sciences religieuses, le deuxième enfant de Mame Marième Bousso et de Mame Mor Anta Saly a vu le jour vers 1853 à Mbacké Baol (1), village créé cinquante-sept ans plus tôt par son arrière-grand-père, Mame Maarame.


Déjà, au moment de rejoindre le domicile conjugal, sa mère, surnommée Diarratoullah (ou la voisine de Dieu), se soumettant à la Volonté divine, signalait : « N’était le Décret faisant de Mouhammad (PSL) le sceau de la prophétie, je mettrais au monde un prophète (2). »


À défaut d’enfanter ce prophète, elle l’aura éduqué comme tel, le berçant avec les exploits des grandes figures religieuses qui devinrent aussitôt les modèles de Cheikh Ahmadou Bamba. N’a-t-il pas commencé, dès le bas-âge, à priver son corps de sommeil et à l’habituer aux génuflexions nocturnes ?


L’assassinat de son oncle paternel Abdou Khadir par des Thiédos et l’enlèvement de sa petite sœur, Sokhna Faty Mbacké, par des chasseurs d’esclaves, dans la période de 1863/64 (3) ; puis le décès, à trente-trois ans, de sa mère, affectèrent Cheikh Ahmadou Bamba. Mame Marième Bousso repose à Porokhane, près du Nioro du Rip où l’Almamy Maba Diakhou Ba, dans sa guerre sainte entamée en 1861 sur recommandation d’El Hadj Omar Tall, avait fait venir autour de lui de nombreuses familles religieuses du Baol et du Djolof.


L’absence maternelle n’esseula pas l’orphelin de treize ans qui avait déjà récité l’intégralité du Coran sous la guidée de son grand-père Tafsir Mbacké Ndoumbé, avant d’être confié à son oncle Mouhammad Bousso et de revenir entre les mains de son père (4).


Maba tué en 1867 à la bataille de Somb, Lat Dior qui était venu chercher renfort au Nioro décida de rentrer au Cayor. Rétabli sur le trône en 1871, il fit venir auprès de lui, un an après, Mame Mor Anta Saly à qui il demanda d’être son Cadi (jurisconsulte). « L’Imam des savants (5) » ira s’installer à Patar, près de Keur Ahmadou Yala, la capitale de Lat Dior, tandis que Cheikh Ahmadou Bamba resta au Saloum avec son oncle Mouhammad Bousso. Il y fut confié à un autre oncle, Serigne Samba Toucouleur Ka, qui l’initia aux différentes disciplines de la théologie islamique (6).


Venu rejoindre son père à Patar, l’étudiant se voit confier des missions de plus en plus importantes au sein du Daara paternel où il poursuit sa formation, tout en allant s’abreuver à d’autres éminentes sources de science. L’intime de son père, le Cadi Madiakhaté Kala, maître de la belle poésie, lui transmit son art. Mouhammad Ibn Mouhammad al-Karim, mieux connu sous le nom de Muhammad el-Yadâlî sous nos cieux, lui enseigna, quant à lui, la rhétorique à Ndiagne, à cinq kilomètres, où il se rendait à pied.


Ne se contentant pas de maîtriser les enseignements reçus, Cheikh Ahmadou Bamba entreprit de les rendre plus accessibles aux autres apprenants. Ainsi versifia-t-il Kubra, le grand traité de théologie d’al-Sanûsî ; Bidaya al-Hidaya de l’Imam al-Gazâlî (devenu Mulayyin es-Sudûr, puis Munawwir al-Sudûr) ; le traité de rituel d’al-Akhdari (devenu Al-Djawhar al-Nafîs). Il composa, en outre, Djahbatou Sighar. Et Mame Mor Anta Saly fut le premier à utiliser les travaux de son fils pour former ses autres étudiants.


Après le transfert de la capitale de Lat Dior à Souguère, Mame Mor Anta Saly fonda à côté, en 1880/81 (7), le village de Mbacké Kadior. Il y rendit l’âme deux ans plus tard, à 61 ans, et fut enterré à Dékheulé. Son décès marqua un tournant dans la trajectoire de Cheikh Ahmadou Bamba qui déclina l’offre, que lui a faite Serigne Taïba Mouhammad Ndoumbé Maar Syll (8), d’aller prendre les fonctions étatiques de son père auprès de Lat Dior.


L’affirmation de sa volonté de dédier sa vie exclusivement à Dieu et à Son prophète Mouhammad, sans proximité avec les hommes politiques, fut prise pour de la folie. Incompris, Cheikh Ahmadou Bamba se confia dans ces vers adressés au Cadi Madiakhaté Kala :


Penche vers les portes des sultans, m’ont-ils dit

Afin d’obtenir des dons qui te suffiraient pour toujours

Dieu me suffit, ai-je répondu, et je me contente de lui

Rien ne me satisfait hormis la science et la religion

(…)

Ô toi qui me blâmes, ne va pas loin, cesse de me blâmer !

Car mon abandon des futilités de cette vie ne m’attriste point

Si mon seul défaut est ma renonciation aux biens des rois

C’est là un précieux défaut qui ne me déshonore point (9).


La contestation par Cheikh Ahmadou Bamba de la jurisprudence rendue à l’issue de la bataille de Samba Sadio en 1875, où les hommes de Lat Dior et les Français ont tué Ahmadou Cheikhou Ba (accusé de s’être proclamé prophète) et réduit les partisans de celui-ci en esclaves, n’aura pas aidé à le rapprocher des princes du Cayor. Il finit par quitter Mbacké Kadior et s’installer dans son Mbacké Baol natal en 1884, après que la plupart des étudiants de son père l’ont quitté lorsqu’il leur a annoncé ne plus se limiter à une instruction livresque ; le prophète l’ayant chargé d’assurer également leur formation spirituelle (10).


Cheikh Ahmadou Bamba et le groupe de disciples l’ayant suivi à Mbacké Baol y restèrent quatre ans, au cours desquels il leur apprit les textes religieux et la maîtrise de leur âme. À ses Mourides (les Aspirants), il rappelle les obstacles sur la voie de Dieu identifiés par ses prédécesseurs soufis et les éloigne de la procrastination, considérant que « le travail fait partie de la religion » :


Il existe six obstacles

Que doit franchir celui qui cherche à atteindre Dieu

Ce sont : manger à l’excès, boire à l’excès

L’excès de fréquentation, le bavardage, l’excès de sommeil

Et se distraire de la mention du Nom de notre Seigneur pacifique

Référez-vous à Jawâhir al-Macâni

Un ouvrage de notre vénérable Cheikh Ahmad al-Tijâni

(…)

Le vrai adepte mystique est celui

Qui fait un bon usage de son temps

Celui qui ne reporte aucun travail

Car le report entrave souvent l’accomplissement des devoirs

Référez-vous à Jounnatoul Mourîd

Un ouvrage de notre Cheikh, le Calife bien-guidé (Sîdi Moukhtâr al-Kountî) (11)


Ses disciples, qui vécurent des exactions de toutes sortes à travers le pays (agressions, violences verbales « Xana jeeg, disait-on alors, lu mu bon bon mën a jur ab Murit », expulsions, spoliation…), virent leur nombre s’accroître significativement lorsqu’il quitta Mbacké Baol pour fonder Darou Salam en novembre 1886. Il aura auparavant effectué un long voyage à travers le pays, l’ayant conduit jusqu’en Mauritanie ; et écrit Masâlik al-Jinân (Les Itinéraires du Paradis), une versification du Khatimat al-Tasawuf de Muhammad ibn al-Mutkhtar al-Yaddâli, ainsi que Mawâhib al-Quddûs (Les Grâces de l’Éternel), une versification de Umm al-Barâhîn d’al-Sanûsî.


Cheikh Ahmadou Bamba ne resta qu’un an à Darou Salam, rejoignant Touba, sa terre sainte qu’il n’avait cessé de chercher. Ce village qui naquit en 1887 refusa vite du monde : esclaves, paysans, gens de castes et de l’aristocratie, princes déchus par la nouvelle tyrannie coloniale, religieux en quête de précellence, se regroupèrent autour de celui qui constitua un repère stable dans un Sénégal, une Afrique, en plein bouleversement.


C’est là que l’oppression coloniale, orientée vers la conquête territoriale entamée en 1855 par Faidherbe et reprise sous l’impulsion des républicains de Jules Ferry à partir de 1880, écrivit le premier rapport connu à son propos (12). Le nommé Tautain du bureau des Affaires politiques de Saint-Louis somme, le 19 mars 1889, l’administrateur du Cayor de vérifier si Cheikh Ahmadou Bamba est installé à Touba qui serait « une position légèrement suspecte, car elle serait fort bien choisie pour grouper peu à peu un certain nombre d’adhérents et se livrer, sans trop attirer l’attention, à la prédication. » Ordre est également donné à l’administrateur du Cayor « d’exercer sur l’individu une surveillance constante, quoique prudente, pour ne pas le poser en martyre de sa foi… »


Cette paranoïa de l’oppression coloniale n’a rien de surprenant, puisque celle-ci est consciente de l’injustice qu’elle symbolise (travail forcé, travail obligatoire, indigénat, imposition à partir de cinq ans et sur les morts, enrôlement forcé, racismes (13)…) et de la résistance qu’elle suscite. Pour avoir déjà tué ou aidé à tuer Ahmadou Cheikhou, Damel Samba Laobé Khourédia Mbodj Fall (en 1886), Lat Dior (en 1886), Mamadou Lamine Dramé (en 1887), Abdoul Bocar Kane (en 1891), Damel Samba Yaya Fall (en 1891), en plus de nos 20 000 compatriotes assassinés sous le seul commandement de Faidherbe (14) ; pour avoir fait disparaître El Hadji Omar Tall (en 1864) et fait s’exiler Alboury Ndiaye le fédérateur (en 1890) ; espionner un marabout n’était qu’une banalité : de même que l’exiler.


Après avoir été le chercher au Djolof (où le besoin d’un meilleur environnement pédagogique l’a conduit avec ses disciples à Mbacké Baary à partir d’avril 1895), l’oppression coloniale, qui a dépêché environ 130 cavaliers (15) commandés par l’administrateur principal Leclerc, arrêta Cheikh Ahmadou Bamba le samedi 10 août 1895 (18 Safar 1313 H (16). Elle le garda prisonnier à Saint-Louis durant un mois et dix jours, avant de le faire comparaître, le 5 septembre 1895, devant un Conseil privé constitué de dix colons imposteurs, dont six intérimaires.


À l’unanimité, ce Conseil qui a visé à la lettre le rapport du directeur des Affaires politiques Merlin, mentant même sur les informations les plus élémentaires (en présentant, par exemple, Mame Cheikh Anta comme l’oncle de Serigne Touba), décida « d’enlever Ahmadou Bamba, non seulement à la région où son action se faisait le plus immédiatement sentir, mais au Sénégal même, et de l’interner au moins pour quelques années, dans un pays éloigné, tel que le Gabon, où ses prédications fanatiques n’auront aucun effet. »


Et ce, alors qu’il est affirmé dans ce même rapport à charge : « Il ressort clairement que si l’on n’a pu relever contre Ahmadou Bamba aucun fait de prédication de guerre sainte bien évident, son attitude, ses agissements et surtout ceux de ses principaux élèves, sont en tous points suspects. »


Ainsi, sur la base de la simple suspicion de faits ne lui étant pas directement imputés et sur celle d’une décision n’ayant présenté aucun de ses moyens de défense, l’oppression coloniale conduisit, à bord d’un wagon réservé aux chevaux, Cheikh Ahmadou Bamba à Dakar, le jeudi 19 septembre. Elle le tortura à l’actuel Camp Dial Diop durant la nuit. Les Lébous du Pénc de Cëddéem, et Sokhna Anna Diakhère Faye la grande dame, lui apportèrent leur soutien, sans parvenir à empêcher son embarquement à bord du Ville de Pernambouc.


À bord du paquebot, le Clément m’a appris

Que je suis le serviteur du chef de Médine

Le paquebot, plein de voyageurs,

Passa la journée du vendredi et la nuit du samedi en rade

À bord de ce paquebot bien plein

Je reçus mon adepte (Mame Cheikh Ibra Fall) alors qu’il était bien attristé

Lui fis mes adieux et regagnai ma place, le cœur bien éprouvé (17)


Renonçant à interjeter appel auprès du gouverneur Jean-Baptiste Chaudié nouvellement nommé (18), Cheikh Ahmadou Bamba quitta le Sénégal le 21 septembre 1895 et passant par Conakry (où il apprit le nom de sa destination), Grand Bassam, Dahomey, il arriva à Libreville le mercredi 2 octobre (19). Il y resta environ trois mois, y échappa à deux tentatives d’assassinat (une fusillade et une embuscade), avant d’être transféré dans l’île de Mayumba.


Confronté aux moqueries, aux brimades, aux injures, des soldats de l’oppression coloniale, l’éclaboussant avec leur urine et leur alcool ; exposé à un changement de climat hostile, en regard de la forte humidité du pays (avec, par exemple, une pluviométrie annuelle de 2392.02 mm entre 1896 et 1898 (20) à Libreville), son sous-peuplement et sa faune venimeuse ; il s’arma d’endurance et se mit à produire mille (21) écrits portant sur Dieu, Son prophète et l’islam en prenant comme témoin l’île, qu’il apostropha en ces termes :


Témoigne, ô mer de Mayumba, que je suis l’esclave du Pardonneur

Et le serviteur de l’Élu (Mouhammad)

Témoigne que je ne flatterai jamais un idolâtre

Et que je demeurerai l’ami intime de celui qui m’a entouré d’honneur (22)


Refusant de toucher les 50 francs mensuels relatifs à son statut de détenu politique, il accomplit un jeûne particulièrement difficile au Ramadan de 1315 H, rompant avec la sève des feuilles (23). Et c’est à cette période où les soldats de l’oppression coloniale s’amusaient à raser la petite mosquée en bois qu’il avait érigée devant sa chambre que Cheikh Ahmadou Bamba, qui avait la défense de l’agent Yéli Sèye, écrivit :


Ô Tout-Puissant qui rassembles et disperses

Ramène-moi à Darou Salam où je t'entretiendrai

(…) Accorde-moi toujours des connaissances utiles à moi-même et aux autres

(…)

Accorde-moi toujours le pouvoir de secourir tous les hommes (24)


Sa famille (confiée à son frère Mame Thierno Ibrahim) et ses disciples restèrent environ trois ans sans avoir de ses nouvelles (l’oppression coloniale l’ayant déclaré mort (25) ; tandis que la première fois qu’il réentendit le wolof le remplit de nostalgie : « La dispute se déroulait tout près de moi, en wolof. Même si les deux hommes ne maîtrisaient pas la langue, le seul fait que j’entendais celle-ci après un long éloignement, me rappela immédiatement mon peuple et mon pays, si bien que je me sentis comme si j’y étais. »


Que ne fut donc sa joie ce mardi de 1898 où se présenta à sa porte son compatriote et disciple Serigne Modou Lo Dagana. Celui-ci, ayant quitté son Koki Gouye natal exactement un an plus tôt était passé, sans connaître sa destination, par Banjul, Ziguinchor, Karabane, Sédhiou, Jaxala Mandinka, (Sierra Leone), Béréby, Morovia, Grand Leone, Grand Popo, Karleone, Bolama, Cap des Palmes, Bingerville, Grand-Bassam, Abossa, Abidjan, Soussa (26), Accra, Ouidah, Lagos, Bata, Douala, Porto-Novo, Cotonou, Setté Cama, Cap-Lopez, Loango, pour le retrouver à Mayumba (27). L’honorable disciple avait prévenu les siens : « Ou je retrouverai Cheikh Ahmadou Bamba, ou vous ne me reverrez plus.(28) »


Il retournera au Sénégal quelques mois plus tard, pour revenir au Gabon accompagné de Mame Cheikh Anta (le frère de Cheikh Ahmadou Bamba d’après qui a été baptisé Cheikh Anta Diop, le pharaon du savoir) et un disciple de celui-ci, Serigne Modou Ndiaye Diop. En cette fin de 1899 (29), ils retrouvèrent Cheikh Ahmadou Bamba à Lambaréné, près de l’Ogoué, chez les Galwa.


Les épreuves subies à Lambaréné ont été telles que Cheikh Ahmadou Bamba affirme ne connaître « rien de plus pénible qu’elles en dehors de l’agonie (30) ». Mame Cheikh Anta rentra au Sénégal avec ses écrits d’exil, tandis qu’il y resta un peu moins de trois ans. À leur cours, il y apprit la mort de l’Almamy Samory Touré (lui aussi déporté au Gabon, à Njolé) ; y endura les sévices de son compatriote Mambaye Ahmadou Fara Biram Lo (alors commandant de cercle de Lambaréné et de la Ngougné) ; y reçut le soutien de Sidy Mabo (son autre compatriote renvoyé de l’oppression coloniale pour être devenu disciple du déporté) ainsi que celui de Samba Laobé Peinda (Buurba Jolof destitué, puis exilé pour être devenu Mouride, accusé de haute trahison grâce aux manigances de l’interprète Ma Abdou Lô (31), frère de Mambaye Biram Lô) ; et y accueillit Serigne Fallilou Fall, fils aîné de Mame Cheikh Ibrahima qui l’a dépêché à ses côtés.


Il est à signaler que le Gabon, à l’instar de Madagascar, la Nouvelle Calédonie, la Guyane, l’Île du Diable et Saint Joseph, était un lieu de déportation, un mouroir pour la majorité, où on retrouvait, entre 1890 et 1900, des prisonniers politiques et de droit commun issus du Bénin, de la Côte d’Ivoire, de la Guinée, de la Mauritanie et du Sénégal (32).


La liesse couvrit le Sénégal lorsque le mardi 11 novembre 1902, le Ville de Maceïo arrima à Dakar avec, à son bord, Cheikh Ahmadou Bamba et Serigne Modou Lô Dagana, qui eurent tenu à payer leurs propres titres de transport. Celui qui avait prié, en apprenant qu’ils étaient à leur tour exilés, pour Serigne Lompagne Mouhammad Seck et Serigne Mouhammad Diop Aram Faty afin que Dieu « les préserve de tout ce qui provoque le doute », partagea son triomphe : « Que mon retour, dit-il, soit le bonheur de mes disciples, qu’ils soient