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  • Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye

Le monde en érosion

Dernière mise à jour : 13 nov. 2023

La terreur habite l’Humanité ; elle est une de ses composantes. Il n’y a pas cette minute de l’existence de l’espèce humaine qui ne soit âprement disputée entre celle-ci et la quête acharnée de la paix. La guerre est l’un des plus vieux symboles de la terreur, même si elle n’est pas le seul. Les écrits sur elle sont innombrables. On pourrait donc prétendre beaucoup connaître d’elle : ce qui, je le crains fort, n’est pas le cas. La médiatisation vertigineuse des conflits contemporains a souvent pour effet secondaire de nous éloigner d’une si sinistre réalité. On peut aujourd’hui dénombrer les conflits à travers le monde, et ne rien savoir d’eux. On peut déplorer les masses de morts, sans vraiment réaliser qu’il s’agit de milliers de vies différentes qui s’achèvent là ; des vies comme la vôtre, comme la mienne.


Des chiffres seuls ne suffisent donc pas à rendre compte de la terreur. Il faut un regard comme celui de l’écrivain qui épie les évènements pour montrer de quelle manière profonde le drame de celle-ci opère, pour parvenir à ce bilan réel qui ne nous parle pas que d’anonymes. Il faut des livres comme Terre ceinte pour nous dire que cette terreur-là existe, sévit, qu’elle n’est pas de la fiction. Terre ceinte est le récit de notre époque.


Le récit se déroule dans le Sumal, dans la province de Bandiani. Bandiani est constitué des villes de Soro, d’Akanté, de Bantika et de Kalep qui est le lieu principal du récit. Les forces armées nationales n’ont pu protéger Bandiani de l’avancée des milices intégristes qui arrivèrent avec leur Police Islamique. En attendant leur maire qui a fui, leur armée en perpétuelle reculade (en repli stratégique, pour les plus naïfs), la communauté internationale étrangement discrète, les habitants du Bandiani sont condamnés à se plier à la Loi Fondamentale interprétée par la Fraternité, elle-même menée par le Capitaine Abdel Karim Konaté, représentant à Kalep du Grand Cadi El Hadj Majidh. Plus de chiens à Kalep, tous brûlés ces sataniques animaux (1).


Plus de boîtes de nuit et de relations adultères, les patrouilles nocturnes sont là. Plus de têtes de femmes sans voile au risque d’être traitées de putains par un con armé qui vous fera quelques zébrures avec sa lanière. Car Kalep est une terre sainte. La terre où Dieu vient de revenir après l’avoir désertée en raison de tant d’impiétés. Retour qu’on ne doit qu’à l’engagement de la Fraternité. Qui a même fouetté des femmes. Qui a amputé même parmi ses troupes. Qui a récompensé même des menteurs lors de ses campagnes de dénonciation. Qui a tué à la place publique ; et ce plus d’une fois. C’est dans ce cadre que se déploie Terre ceinte dont les couleurs dépassent ce tableau faussement commun.


Terre ceinte est en effet l’écriture de la violence. La violence dans sa forme la plus artistique, la plus intelligente, et non cette brutalité par laquelle le monde s’effondre et plus rien ne respire encore. Ici le monde s’érode et on a juste envie de poser : à quoi rime tout cela ? La peur accule les Hommes à la survie, les habitue à l’indifférence. Les douleurs ici ne sont plus partagées au point où nul n’aura jamais crié au secours. Ceux-là qui devaient apporter le secours sont fondus dans cette masse appelée « Peuple » qui s’impatiente parfois lors des exécutions et lapidations. Il a la curiosité de venir regarder les suppliciés qui ne lui sont guère des inconnus (2) et lance ses cailloux et applaudit sans un seul remords, une seule mine de culpabilité.


Devant lui, les victimes nues et traînées dans le sol par des gardes trop zélés et qui peuvent recevoir comme mot d’adieu le crachat d’un père sur la poitrine. Tel fut le sort de Lamine Kanté pris en ébats nocturnes avec Aïda Gassama, dix-huit ans, et qui reçurent à la place de la flagellation trois balles pour « leur effronterie et leur refus de se repentir ». Les tourtereaux laissèrent derrière eux un monde où on ne les pleurera guère si ce n’est dans les correspondances de leurs deux mères.


Mères abandonnées dans ce deuil par les pères ; mères accusées d’avoir mal élevé leurs enfants ; mères à qui pères ne parlèrent plus. Mère qui se réjouissait et espérait encore l’amour quand on ne la battait pas trop fort ; mère qui a entendu le bruit du corps de son enfant tombant dans la fosse commune, à qui on a refusé le droit à une tombe. Nul geste autre que celui d’une autre mère, Ndey Joor Camara blotie au-dessus de son enfant qu’elle voulait protéger du fouet du milicien, paraît bien moindre devant le courage de ces deux femmes, Aïssata et Sadobo, qui se battirent pour « recréer dans la mémoire le sourire de leurs enfants ». « Mon cœur, jura Sadobo, sera sa tombe, ma mémoire sera son cercueil, mon âme sera son cimetière. Mais quand je mourrai, quand je le rejoindrai, qui se souviendra de Lamine Kanté ? Qui dira qu’il a aimé votre fille ? Qui se souviendra qu’il avait vingt ans ? Sans tombe, il est mort deux fois… »


Mort avec grand privilège la corrigerait Déthié qui préciserait que le jeune homme est mort pour défendre son idée de l’amour, son idée tout court. Idée qui fait la personnalité et qui n’est jamais vraiment la même chez les personnages de Terre ceinte, d’où chacun d’eux, un moment, devient pleinement l'héroïne du roman.


Terre ceinte est de fait une écriture de chocs. Il y a avant tout cette magie de Mohamed Mbougar Sarr qui, comme solidaire à Bandiani, refuse de le laisser vieillir, s’assombrir. Les vestiges de la province otage ressurgissent très souvent tromper le Lecteur sur la notion du temps. Ces lieux minutieusement décrits (comme le bar Jambaar) et ces intermèdes contés telle une épopée (c’est le cas du restaurant Cinn-gui qui n’a ouvert que deux mois) recouvrent Kalep de l’intemporalité alors même que le discours des enfants devient moins naïf et que les plus âgés d’entre eux contractent les premières solitudes.


Et la romance vient également au secours de ces configurations pour qu’on n’oublie point qu’il reste quelque chose de beau dans un monde si cruel tant que résiste l’amour. N’est-ce pas la main dans la main qu’Aïda Gassama et Lamine Kanté ont reçu leurs trois balles ? N’est-ce pas quand son mari est désemparé qu’on rêve plus d’avoir une épouse comme Ndey Joor Camara ? N’est-ce pas quand Kalep venait de recevoir un nouveau fouet dans le dos que Madjigueen Ngoné reprocha à Vieux Faye de ne l’avoir pas suivie après l’au revoir collectif et qu’elle l’invita ensuite dans sa chambre ?


Il faut dire que l’auteur de Terre ceinte a su expier la mélancolie qui aurait pu être un ferment d’ennui. Le deuxième choc dans Terre ceinte s’agit d’une savante discussion sur les valeurs. Qu’est le courage ? Est-ce venir assister à l’exécution de son enfant comme Aïssata (3) ou rester chez soi comme Sadobo qui revendique la défaite devant sa douleur (4). Que nous fait-il réagir devant une oppression ? Est-ce parce que la condition générale est à notre charge ou faut-il que la menace en veuille à notre condition personnelle ? Ne vaut-il d’ailleurs pas laisser chacun survivre comme il peut au lieu de prétendre l’exhorter à la révolte ?


De pareilles questions font l’objet de réponses bien à l’image des personnages qui rivalisent de singularité et dont les rencontres sont parfois sismiques (5). De la grandeur se révèle même chez ceux qui sèment la terreur. On loue tour à tour la clairvoyance de Codou, la vivacité de Déthié, la sagesse du jeune Alioune, le silence de Père Badji, la méfiance de Vieux Faye, la franchise de Madjigueen Ngoné, la persévérance du Docteur Camara, la sérénité de son premier fils Ismaîla et l’intelligence du Capitaine Abdel Karim Konaté.


Ces détours nous rappellent que la grandeur humaine est répartie dans tous les Hommes et que chacun en incarne un faciès. Mais bien que pourvu de sa dose de grandeur, il arrivera dans la vie de chaque Homme de rencontrer un autre qui l’étonne. Même quand on est Docteur Camara : il fait plus confiance au Père Badji qu’à sa propre personne. Même quand on est Père Badji : le vieux mystérieux a transpiré lors de son face-à-face avec le Capitaine Abdel Karim Konaté. Même quand on est Abdel Karim Konaté : l’intrépide fanatique a été hanté par le regard de Ndey Joor Camara qu’on retrouvait chez son fils Ismaïla de qui le Capitaine garde de précieux souvenirs qu’il rapporte avec un élan inhabituel. Et depuis sa tombe où son intégration dans les rangs djihadistes l’a mené, Ismaïla s’étonnera forcément de voir que c’est son frère cadet qui a débarrassé Kalep d’Abdel Karim Konaté. Ainsi est Terre ceinte, un monde relativement petit et clos, où chaque détail nous rattrape, et dans lequel l’inspiration de Mohamed Mbougar Sarr nous entraîne dans des dénouements dignes du meilleur polar.


Terre ceinte est enfin l’écriture de la dernière espérance. Ceux qui souffrent réellement dans cet univers ne sont pas les morts, ni ceux qui s’accommodent, mais ceux qui ne conçoivent pas leur place là-dedans. Ces derniers ne peuvent plus songer à ce qui « avait-été », car lucides, ils savent que plus rien ne sera comme avant. Leur angoisse s’inféode à l’avenir, ce temps sur lequel rien ne parie encore, mais en lequel on croit encore et encore. Ndey Joor Camara a peur de ne plus espérer ; Aïssata espère l’espoir, comme le jeune Alioune qui a rejoint l’équipe du journal Raambaj composée du Docteur Camara, de Déthié, de Codou, de Madjigueen, de Vieux Faye et de Père Badji. Ce journal, ces derniers mirent une année pour lui trouver un local (une cave en bas de toilettes) et publièrent leur seul numéro au péril conscient de leurs vies.


Dans ce monde où l’Homme désespère de l’Homme, où l’Homme a mal à l’Homme, ces sept clandestins croyaient encore que le pouvoir de l’écriture et des images pouvait ramener Bandiani à la raison et extirper le « Peuple » de sa démence dans la servitude. Dans ces trente-deux pages péniblement fagotées subsistait en effet ce qu’Abdel Karim Konaté, comme tout dépositaire d’un régime autoritaire, craignait le plus : la faculté de penser des administrés. « (…) Le fait d’écrire librement porte en lui un irrépressible déploiement de l’intelligence. Ecrire hors de l’idéologie, c’est avoir été le théâtre du mouvement ininterrompu et libre de l’intelligence qui sourd dans le geste de l’écriture, alors précisément que l’idéologie est la négation de ce mouvement de l’intelligence qui, à ses yeux, doit tourner en rond dans le cadre qu’elle a établi ou n’être pas (…) »


C’est pourquoi Abdel Karim Konaté traqua les auteurs de Raambaj jusqu’à avoir, endormis à jamais au pied de la potence, Déthié et sa femme Codou. La menace qu’il craignait l’emportera malgré tout, car comme revenus d’un long sommeil, les habitants de Kalep, dans un nouvel accès d’indignation, se jetèrent sur les miliciens de la Fraternité, ce jour-là où Abdel Karim Konaté n’échappa pas à l’adresse d’Idrissa Camara qui lui en voulait d’avoir émietté sa famille et sa province. Ce moment, même bref, où Kalep a rompu avec la peur et retrouvé toute sa grandeur, aura eu pour conséquence de réconcilier le jeune Alioune avec sa ville. Il « haïssait ses compatriotes pour leur tendance, devant les désordres présents, à charger l’Histoire de la responsabilité de leur condition, sans s’interroger une seule seconde sur ce qu’eux, personnellement ou collectivement, avaient pu faire pour favoriser l’avènement de ladite situation. »


Responsabilité à laquelle, l’auteur, Mohamed Mbougar Sarr, ne s’est pas dérobé. Ce n’est pas la première fois qu’il nous rapporte de l’Idée et du Beau qui peuvent éminemment inspirer notre attitude, notre jugement et notre réaction dans la vie de tous les jours. Dans ce monde qui a connu Auschwitz. Dans ce monde qui a connu Guadalajara. Dans ce monde qui connait Kidal. Dans ce monde qui connait Alep. Dans ce monde qui connait Donetsk. Dans ce monde qui est le nôtre et qu’on ne laissera baisser les bras.


À un tel Homme, je me permettrai de dire seulement merci.


(1) — …Ca fait quelques semaines que je n’ai pas vu Pothio, le vilain chien errant du quartier, qui me fait si peur. Il ne vient plus trainer par ici. Mais pourquoi ? Et pourquoi n’y a-t-il plus de chiens ? (page 11)


(2) — On connait tous plus ou moins ceux qui sont morts, en ces temps… (page 17)


(3) Vous avez peut-être plus souffert que moi. Je l’espère. L’absence à la souffrance doit toujours se payer. (page 21)


(4) Mais pourquoi la faiblesse est-elle interdite ? Pourquoi croire que l’être humain peut se relever de tout ? Il faut accepter la défaite. L’accepter sans se prendre pour un héros. Sans l’expliquer. Seulement perdre. (page 41)


(5) — Puis-je entrer ?

— Que voulez-vous ?

— Je viens de vous le dire : entrer.

— Pourquoi voulez-vous entrer ? (page 106)



Photo de couverture : © Marie Kattié

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