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  • Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye

À quoi sert l'histoire ?

Dernière mise à jour : 13 nov. 2023

à M. Roberto Zaugg,

mon Professeur en cours de « Traite Négrière et Mémoire de l'Esclavage »


En classe élémentaire, on me parla pour la première fois d'histoire. C'était une discipline, qui se définit autour de son objet même : les faits passés. L'histoire est l'étude des faits passés. Définition concise, définition claire, définition naïve, définition pourtant universelle. Elle ne rend pas suffisamment compte des deux composantes de l'histoire : l'action humaine et le phénomène naturel. Généralement, les faits passés qu'étudie l'histoire se réduisent aux faits des hommes. La distinction aurait peut-être été jugée inopportune, car après tout, au centre de l'histoire se trouve son seul destinataire : l'être humain. Ajustons alors, au moins le temps de notre analyse : l'histoire est la science qui étudie les faits humains passés.


Définir l'histoire sur la base de l'action humaine retire à celle-ci toute portée individuelle. L'action humaine n'est pas celle qui n'engage que celui qui la pose. Est action humaine l'événement qui met en rapport les hommes et agit sur leurs destins communs ou respectifs. Autrement, l'histoire n'est pas une science des individualités. L'histoire est une science sociale.


Intellectuellement, il est naturellement très stimulant de découvrir la nature des rapports entre nos prédécesseurs, leurs conditions d'existence et par là l'originalité de son époque. Ce goût de savoir ce qui s'est passé est une curiosité qu'on encourage et recommande, laquelle a fini par devenir une disposition naturelle : le passé est l'un des trois temps qui compose l’expérience humaine, les deux autres étant le présent et le futur. Par ailleurs, être cultivé implique de connaître l'histoire.


Être cultivé implique aussi de connaître beaucoup d'autres choses, qui sont pourtant de loin moins populaires que l'histoire. Pourquoi accorde-t-on un intérêt particulier à l'histoire ? Cet intérêt dépasse le cadre de la simple discipline enseignée et est relatif à l'usage même de l'histoire : le fait humain passé est perçu comme géniteur d'un déterminisme sur le présent et l'à-venir. Les hommes ont la conviction que l'avenir sort du passé. L'histoire cesse dès lors d'être une réflexion gratuite sur le passé et se trouve chargée d'enjeux les plus cruciaux. Non seulement chaque groupe, peuple, en vient à réclamer son histoire. Mais chacun en vient aussi à défendre l'histoire comme tout autre patrimoine, parfois dans une fière agressivité.


L'histoire est en effet un héritage, que les descendances en vie sont tenues d'assumer. Elle définit en premier le sentiment d'appartenance, étroitement lié à la naissance. Le choix n'est pas laissé à l'individu, qui n'est pas un commencement, un recommencement, mais une suite, le fruit d'une pérennité. Dès lors, il se sent plus proche de sa lignée disparue que des autres individus issus d'autres lignées avec qui il partage le monde vivant. L'histoire crée l'union de ceux qui la partagent et leur opposition aux autres. Cette opposition est la grande problématique de l'histoire. Elle peut être une simple distinction ; c'est l'idéal, qui plaiderait juste en faveur d'une richesse appelée diversité : une espèce humaine, plusieurs appartenances et identités, dans un unique monde en cohésion. Mais cette opposition est hélas rarement paisible, car l'aura-t-on appris, la nature des relations humaines a toujours été conflictuelle...


Ainsi, la vérité historique en devient-elle menacée ; ou la vérité tout court. Les groupes , les peuples, ont soit été en confrontation ou en alliances. Du tort a été causé aux uns, du bien procuré aux autres, ou on a jamais eu affaire à certains. C'est dire que chacun en a eu pour son compte dans l'expérience historique. Evidemment, les passages historiques les plus nobles ne manquent jamais de preneurs, de prétendants. Au même moment où on se rejette la responsabilité des actions pas honorables.


Dans ce commerce, l'historien est celui qui, par déontologie, concourt à établir les faits avec fidélité et exactitude. Le dessein de ses conclusions est de trancher sur les polémiques, qu'elles soient politiques ou amatrices, qui s'emparent en bien des cas de ces phases de l'histoire. Ces conclusions peuvent évidemment être retardées ou rendues impossibles lorsqu'elles sapent le mythe de grandeur entretenu par toutes les parties concernées. Dans ce cas, la vérité historique passe pour indésirable et tout ce qui importe est de défendre l'image que les groupes, peuples, veulent donner d'eux-mêmes. Suivant cette logique, l'histoire est malheureusement perçue comme une machine d'incrimination, sensée consacrer les bons et les diables.


Tout le monde désirant être le bon, on n'hésite pas à recourir aux postures les moins élogieuses pour sauver sa face dans une histoire dévoyée en une banale querelle : le déni, la dissimulation, l'exagération, la victimisation, l'indexation etc. Il nous aura été donné de constater que ces mécanismes sont d'autant plus extrêmes que les faits relatés sont honteux. On les identifie tels lorsqu'on aborde l'histoire de la traite négrière et de l'esclavage, l'une des plus tristes de notre espèce, sinon la plus triste. Parlons d'elle.


La traite négrière a existé. L'esclavage a existé. La première a vendu l'homme. Le second a domestiqué l'homme dans la sujétion. Ils avaient des desseins économiques. Ils ont fomenté le racisme pour se maintenir (1). Le bilan moral est affreux. Des vies humaines abattues par millions et des richesses ont été illicitement accumulées. Ils ont fait prospérer des peuples et en ont décimé d'autres. Ils ont disparu il y a bientôt deux siècles. Mais jamais ils ne semblent avoir été aussi actuels...


Cette actualité de la traite négrière ou de l'esclavage est alimentée par la communauté noire dans le monde, originaire d'Afrique. Elle consiste en une revendication de son histoire et par là une réhabilitation de l'homme noir. Humiliés, vainement déshumanisés, les hommes noirs ont essuyé les stigmates bestiaux tels la sauvagerie, la sottise, la candeur. On pourrait croire que leurs descendances convoquent l'histoire de la traite négrière ou de l'esclavage pour se procurer une revanche ou au moins une implacable contestation.


Ces derniers constituent en effet un démenti flagrant des vérités anciennes qui faisaient du « noir » la malédiction du monde et du « blanc » la bénédiction. Quoi donc de plus prévisibles que ces efforts multipliés et plus fréquents de la descendance des anciens négriers et esclavagistes de rattacher à une réalité avant tout africaine et se saisissant de toute piste promettant d'impliquer d'autres acteurs de ces épisodes? Ainsi, voyons-nous les discussions sur la traite négrière et l'esclavage atlantiques dériver fiévreusement dans ceux du monde arabo-musulman qui, il est vrai, furent aussi une cruauté injustifiable qui n'avaient pas en principe un meilleur estime de l'homme noir (2). Le rôle des chefs africains ayant coopéré avec les acteurs de cette honte, tout comme les traditionnels échanges lucratifs ou pas portant sur l'individu en société africaine sont également convoqués. Cette démarche qui consiste à trouver des semblables devant la responsabilité historique, certes légitime, est à mon sens maladroite pour deux raisons.


La première est que s'il est vrai que tous les meneurs de la traite négrière ou de l'esclavage, qu'ils soient d'Afrique, d'Occident ou d'Orient, ont trahi le principe de la dignité humaine comme de la propriété, il n'en est pas moins que l'ampleur des dégâts causés excuserait tout refus de comparaison entre les trafics atlantiques et les autres. Il fut le plus abrupt de tous (3) ; et aujourd'hui il ne devra point étonner qu'il soit le plus célèbre.


Le silence volontaire sur les autres trafics pourrait être avéré (et serait ainsi une mesquinerie), mais serait difficilement reprochable grâce au sinistre palmarès de la traite atlantique : en un temps relativement court (342 ans) (de 1519-1867), elle a exporté 11 061 800 individus, quand il fallut près de 1400 ans (du VIIème au XXème) pour comptabiliser 17 000 000 exportations dans la traite transaharienne (4).


La seconde raison tient du fait la personnalité des différents continents en question. Nous avons ici un Occident qui a décliné plus que tout autre la prétention d'être la lumière du monde. Avec lui, il y eut éclosion de grands principes sensés restituer à l'être humain une dignité qu'on lui eut jusqu'ici confisquée. L'Idée venait de cette partie du monde, où pourtant l'homme noir souffrait le plus. Son infériorité a été théorisée et discutée dans les plus hautes sphères, laquelle le disqualifiait de toute révolution. La commune conviction était que l'homme noir n'en était pas digne ; et celle-là n'était même pas forcément extirpée du cœur des altruistes les plus réputés. Ces contradictions retrouvées chez ceux qui revendiquent avoir fait l'histoire mondiale ne peuvent naturellement que susciter l'objection, voire l'indignation, d'une communauté noire qui, sans mépriser l'influence de ses sympathisants, ne doit son émancipation qu'à elle-même.


À cette allure, l'histoire serait bien un procès. Et sa vocation serait effectivement de trouver des coupables ou du moins, des descendances de coupables pour leurs crimes hérités. Ses conclusions serviraient à une propension d’étiquetage. Or l’étiquetage est un emprisonnement; il laisse peu de chances à l'amélioration, seul motif digne de l'existence.


La revendication actuelle de l'histoire de la traite négrière ou de l'esclavage, à mon sens, n'est pas un goût prononcé à la victimisation de la communauté noire ou de ses sympathisants. En fait, traite négrière comme esclavage ne sont pas encore entrés dans l'histoire pour la raison aussi simple que celle-ci : ils peinent à être reconnus.


C'est cette absence ou ce mal à la reconnaissance qui entretient la frustration. Celle-ci est le moteur de toutes ces contestations, qui pourraient se radicaliser si le déni ou la dissimulation continuent de commémorer ces crimes tardivement qualifiés de « contre l'humanité ». L'histoire de la traite négrière et de l'esclavage est une pesanteur sur l'Afrique et sur toute sa diaspora ; elle relate des malheurs. Pis, elle fait à l'heure son malheur. Rien ne doit en effet être plus pénible que de voir le monde dormir, dans l'indifférence absolue, sur les crânes des millions de nos devanciers. Surtout quand les victimes d'événements similaires, l’Holocauste notamment, jouissent d'un traitement décent. En ce XXIème siècle, c'est avec déception que je pose souvent au monde cette question : toutes les vies perdues injustement ne se valent-elles pas ?


La réponse à mon niveau est absolument affirmative. La mise en place et la valorisation des politiques de mémoire dédiées à l'esclavage et à la traite négrière est un impératif pour tous les acteurs directement impliqués et l'humanité tout entière. Ces souffrances atroces et en grand nombre doivent être revisitées et rappelées parmi les grandes leçons qui cimentent la conscience du monde et améliorent les rapports entre les hommes. Le travail de mémoire, dans l'architecture du symbolisme, a la finalité de marquer notre déférence à l'endroit des groupes, peuples, affectés par les dommages.


Laquelle déférence doit aboutir à une réparation...morale, attendue de toutes les parties. La seule façon pour l'Afrique et la diaspora de rendre justice aux aïeux est de s'approprier davantage leurs souffrances, en faire un repère qui scellera à jamais notre abjuration viscérale de la domination, de la soumission. Les descendances des négriers et esclavagistes, si elles ont conscience des torts de leurs devanciers, ne sont soumises qu'à une seule astreinte : renier toute idée de prédation et s'émanciper de tout imaginaire de supériorité.


Qui importe l'auteur, qu'il soit seul ou en groupe, le mal reste le mal. Et si l'histoire prend le pari de nous décrire les maux causés et subis, c'est qu'elle compte sur notre intelligence pour ne plus les voir répétés. Sinon, son existence serait caduque et son apprentissage nocif.



(1) Eric Williams, Capitalism and Slavery, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 1944, p.7.


(2) Ibn Khaldoun : « Les seuls peuples à accepter l'esclavage sont les nègres, en raison d'un stade d'infériorité d'humanité, leur stade étant plus proche du stade animal. » (Antoine Vitkine, Les Esclaves oubliés)


(3) D. Eltis in William and Mary Quarterly, 3rd series, 2001.


(4) Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières, Essai d'histoire globale, Paris, Gallimard, 2004.



Photo de couverture : © Clement Eastwood

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