Intime révolution
Dernière mise à jour : 4 nov. 2023
Les grandes révolutions sont intérieures.
Elles naissent de questions simples.
Je suis un voleur. J’ignore comment je le suis devenu. Je ne me souviens pas de mon premier fait d’armes. J’ai l’impression d’avoir volé toute ma vie. Sais-je faire autre chose ? J’en doute fort. Ai-je besoin d’un autre métier ? Celui-ci m’épanouit.
Il me procure les biens des autres. Tout ce qu’ils ont peut m’appartenir. Il me suffit de me jeter sur eux. La plupart n’opposent aucune résistance. La surprise les désarme. Mon regard les fait trembler. Mon ordre les fait s’exécuter. Je règne sur leur volonté. Je suis un dieu.
Ceux qui me résistent sont mes favoris. Ils me sauvent de la routine. Ils me font mériter mon salaire. Ils me brandissent leurs muscles. Ils m’exhibent leur fierté. Ils me parlent de lois. Je les piétine tous. Je les écrase. J’aime recevoir des coups. Je préfère en donner.
Le risque me passionne. J’agis en tout lieu : dans les rues, les transports, les domiciles. Je n’ai pas d’heure : qui n’ose pas voler la journée est un apprenti sans avenir. Je ne crains aucune cible. La présence d’un gardien m’énerve – que peut faire un tel décor pour m’arrêter ? Celle de la police m’attire. J’adore humilier l’uniforme.
Je connais presque toutes les prisons du pays. Elles font partie de ma légende. Leurs plus horribles cellules m’ont accueilli. Je m’y suis endurci. J’y ai dompté des pénitenciers redoutés. J’y ai assujetti des concurrents. Mes évasions sont au nombre de mes arrestations. Je suis unique en mon genre. Tant pis s’ils me croient narcissique.
Ma mère devait être fière de moi. Elle est morte en m’insultant. Elle a regretté le jour de ma naissance, celui de ma conception. « De qui viens-tu, malédiction ? Ton caractère n’a pas l’empreinte de notre famille. » Elle voulait que je ressemble à son père. Il était un soldat respecté. Elle voulait que je sois mon père, un médecin sauveur de vies.
Je ne suis ni l’un ni l’autre. Je ne suis pas leur extension. J’ai mon propre destin. Je l’accomplis sans leur respect. Je m’épanouis dans la transgression. Je m’affirme par la terreur. Cela fait-il de moi un malade ? Un psychologue l’a affirmé. J’ai alors renversé sa mâchoire.
La liberté des autres commence là où s’arrête la mienne. La mienne est illimitée. Je ne commets aucun abus, aucun excès. Mes actes constituent la norme. Je dicte la loi. Mon plaisir me rend ivre. Ma colère est explosive. Dans ces deux eaux troubles, je fais des naufragés. Qui se retrouve sur mon chemin a son sort pendu à mon humeur.
Cette femme qui arrive sera ma victime. Son enfant à ses pieds ne la sauvera pas. Son or brillant est digne de moi. Je lui dis de me le remettre. « De grâce, gémit-elle, ne me le prenez pas. C’est le seul souvenir qu’il me reste de feu mon mari. » « Qu’il crève en enfer », veux-je lui dire. Je hais les sentimentalistes.
« Maman, qui est ce monsieur ? Qu’est-ce qu’il veut ?
— Il veut voler mon collier.
— Pourquoi fait-il cela ?
— Répondez à mon fils, monsieur. »
J’arrache le collier de cette misérable. Il sent bon. Son cou aussi. Je veux la corriger. Son charme me retient. Il défie mon insensibilité. Je me ressaisis. « Je m’en fous de ton défunt putain, mignonne. Qu’il crève mille fois en enfer dans l’anus embrasé du diable ! » Elle fond en larmes. Que j’en suis triste ! On ne me soutire pas de la pitié. Je n’en ai pas.
Ma journée se poursuit. Je suis moins concentré. Rien de particulier ne se passe. Je m’empare de la bourse d’un retraité. Il me supplie en vain. Sa larme solitaire me détend. Je confisque le téléphone d’un adolescent. Il est trop jeune pour en avoir. Je regarde son porno à sa place. Je perce la joue du restaurateur. Il a refusé de me servir. Je le fais distribuer gratuitement ses plats. On m’applaudit. Je le mérite.
« Tu es le seul homme de ce pays, jure un sujet.
— Tu as bon cœur ! me loue un deuxième.
— Qui oserait te défier ? s’interroge un troisième.
— Fermez vos gueules, bande de parasites. Gavez-vous avant que je ne change d’avis. »
Ils s’enivrent, dansent, s’impatientent. L’apothéose du festin arrive. Le restaurateur est sur ses genoux. Je le baigne de mon urine. C’est son eau de Cologne, son eau bénite, son Zamzam. Ainsi bénis-je chaque jour une proie. Elle doit jubiler en recevant ma faveur. Ma suite la punit si elle se montre ingrate. Le restaurateur est le père des ingrats.
J’arrose ensuite sa femme, ses enfants, son chien, sa chaise. Les applaudissements s’intensifient. Je m’ennuie davantage. J’innove sur eux des sévices. Mon plaisir reste perturbé : « Pourquoi fais-je ce que je fais ? » Je feinte à nouveau la question. Je deviens cruel, tenté d’aller plus loin. Elle résonne de plus belle. Elle assomme mon plaisir. Elle m’épuise. Mon plaisir s’évanouit. Il se meurt. Je me découvre. Je me sens creux, ridicule, amer.
Mes sens devinent leur fin. Ils me conjurent de les écouter. Ils m’auraient toujours bien guidé. Ils sauraient ce qu’il me faut. Ils m’ordonnent de poursuivre mes sévices, d’encore humilier ce restaurateur : de le supplicier.
Les applaudissements leur donnent raison. Je veux leur rendre leur plaisir. J’hésite, doute, m’arrête, pour la première fois. Je les soupçonne de m’anéantir. Qui sont-ils pour me commander ? Qui suis-je pour leur obéir ? Je me mords. Je donne un nouveau coup au restaurateur. Je suspends le prochain. Je m’enfuis. J’ai peur de moi.
Mes souvenirs me persécutent. Des inconnus se présentent. Leurs visages sont contorsionnés. Ils ont des noms et des plaintes contre moi. Ils exigent de savoir pourquoi j’ai fait ce que je leur ai fait. J’aurais voulu leur répondre. Je suis le premier à en avoir besoin.
Je ne chercherai plus d’emprise sur eux. Je descendrai l’escalier de ma vie. Je n’aspirerai plus à exercer ma terreur sur quiconque. Je dois affronter mes ténèbres intérieures. Je veux le courage de changer maintenant, pour toujours : peu importe le temps que cela demandera.
Je veux réintégrer l’humanité.
Je suis décidé à redresser ma vie.
Photo de couverture : © Lil Artsy