Le Sénégal s’enorgueillit d’avoir une population presque entièrement croyante. Les dernières données sur la religion publiées par l’ANSD en 1988 parlent d’une population musulmane à 93,8%, chrétienne à 4,3% et animiste à 1,6%. Dieu a élu domicile au cœur de la Nation sénégalaise. Il est de ce fait paradoxal que notre Pays soit devenu le théâtre d’injustices innommables. Le principal parti d’opposition vient d’être dissout. Plus d’un millier de citoyens sont jetés en prison, souvent après avoir été battus à sang. Le leader de Pastef (parti auquel je n’appartiens pas), lui-même emprisonné, est alité, en réanimation, à l’Hôpital Principal de Dakar. Depuis 25 jours, il observe une grève de la faim.
Détourner le regard ou se taire face à cette tragédie en cours n’honore aucune croyance.
Dire que la religion ne se mêle pas de politique est un non-sens absolu. Toute religion a vocation à régir la vie des individus et des peuples, jusqu’aux aspects les plus intimes. Souleymane (ou Salomon) n’est-il pas l’exemple par excellence du prophète-roi ? Le prophète Mouhammad ainsi que ses khalifes n’étaient-ils pas en charge des affaires publiques des musulmans ? La politique étant l’activité d’organisation de la vie en collectivité, aucun croyant ne peut l’ignorer. Bien menée, l’activité politique devient le meilleur acte d’adoration. Car, à quoi sert la foi si ce n’est d’adorer Dieu en nous mettant au service de nos prochains ?
L’injustice étant le plus nocif des dangers publics, la religion nous commande de la combattre. La combattre commence par la nommer. En cas de désaccords, de conflits, vouloir assimiler les protagonistes, le persécuteur et le persécuté, c’est desservir la justice. Ou choisir la facilité. Peu importe la complexité d’une situation, l’effort de se renseigner sur un contentieux et de se placer sous le sceau de la vérité est attendu de nous tous. Dieu ne nous laisse pas le choix ou le luxe de nous terrer dans la complaisance. « Et ne mêlez pas le faux à la vérité. Ne cachez pas sciemment la vérité », nous ordonne-t-Il (Sourate 2, verset 42, du Coran). .
Être maandu, pour un citoyen, ce n’est pas avoir gardé le silence et continuer sa vie comme si de rien n’était lorsque l’État sénégalais s’est mis à semer les graines du chaos. Chaos prévisible, entretenu, qu’il a aujourd’hui le toupet de mettre sur le dos de son opposition. Être maandu, ce n’est pas être resté insensible à toutes les interdictions de manifester, aux bastonnades publiques par les nervis et forces de sécurité, aux accusations grossières de viols, de tentatives d’assassinat, de rébellion, de terrorisme. Être maandu, ce n’est pas avoir laissé à l’État la latitude de disparaître dans la nature avec le leader de l’opposition pendant des heures, puis de faire encercler sa maison et son quartier par des soldats 57 jours durant.
Toutes ces exactions ont été des épreuves pour notre foi. Que nous ayons été capables de cohabiter avec elles, qu’elles s’empirent au même moment que le souffle d’Ousmane Sonko s’effiloche, rend bien creux, lointains, les sermons qui ont animé notre vie nationale.
Où sont les vertus de ngor, de jom, de fit, de yërmande, que les adultes ont chantées, martelées, répétées, dans les oreilles des enfants sénégalais, dans les foyers comme dans la rue ? Qu’avons-nous gardé des daayira, des xadara, des messes, des cant, pour que sous le manteau régalien, de faux Hommes d’État attendent patiemment que leur compatriote s’écroule, pour de bon. Ils rêvent tous d’un grand destin, mais n’ont pas le courage, le caractère, l’intelligence, de faire face à la compétition. Leur inhumanité, ils veulent la faire passer pour de la fermeté. Ils tentent d’humilier une personne qui, avec la dernière once d’énergie lui restant, est en train de leur enseigner ce qu’ils n’ont jamais su être : des âmes vivantes, capables de servir leur patrie et la justice au prix de leurs vies. Qu’une personne haïsse celui qui lui rappelle ses propres limites, ses propres échecs, n’est pas surprenant, même si cela reste décevant.
Il serait davantage décevant que le Sénégal croyant se fasse complice de cette tragédie. J’ignore à ce jour l’étendue des actions entreprises par les confréries dans leurs diplomaties de coulisses. Quoi qu’il en soit, ces institutions, que j’estime nécessaires pour notre démocratie, se trouvent de fait au premier plan de ce contentieux, en dernier rempart contre l’injustice. Qu’Ousmane Sonko meure dans son lit d’hôpital serait une honte nationale irrémédiable. Une honte que le mois de Safar, qui contient dans ses mémoires les cicatrices de l’injustice, nous oblige à prévenir. Parce qu’il était suivi, Serigne Touba, un homme qui n’aspirait qu’à servir Dieu et Son prophète, a été à deux reprises exilé de son pays (plus de 10 ans) et est demeuré prisonnier de l’oppression coloniale durant 33 ans. Aujourd’hui, dans le pays d’un tel homme, nous devons fermement refuser qu’Ousmane Sonko et ses compagnons soient contraints à la prison, à la mort ou à l’exil.
Nos guides religieux ne se sont pas donné toute la peine du monde pour être glorifiés. Ils ont enduré les privations, affronté l’adversité, rivalisé dans les bonnes œuvres, produit des ouvrages sans répit, agi selon les enseignements qu’ils transmettaient, dans l’espoir de nous rendre à leur image. Les Eskéy Sërin Tuubaa, les Jaaraama Maam Séex Ibra, les Kenn du Mawdo, les Lépp Baay la, ne suffisent pas pour nous rendre dignes d’eux. Refuser la soumission à l’injustice, d’où qu’elle provienne, dire la vérité, quoi qu’il en coûte, traiter les êtres humains (à commencer par nos compatriotes) avec compassion : voilà le sens de leur appel. Qui se revendique d’eux et veut banaliser la cruauté au Sénégal se ment à lui-même. Les pèlerinages à Rome ou à la Mecque, les màggal, les gàmmu, deviennent de vaines promenades quand l’on n’a pas honte de faire ou de souhaiter du mal à son prochain.
En parlant de vérité à dire quoi qu’il en coûte, Serigne Touba, celui que nous célébrons en ce Safar, nous a donné l’exemple au moins deux fois.
À l’issue de la bataille de Samba Sadio en 1875, où les hommes de Lat Dior et les Français ont tué Ahmadou Cheikhou (accusé de s’être déclaré prophète), Serigne Touba n’avait pas manqué de dire à Lat Dior qu’il avait tort d’avoir réduit à l’esclavage et distribué les partisans d’Ahmadou Cheikhou. En agissant ainsi, il n’avait fait qu’appliquer à la lettre ce Hadith authentique de son maître Mouhammad : « Le meilleur acte de guerre sainte consiste à dire une parole juste devant un roi injuste » (Tirmidhi, 2173).
À Samba Laobé Ndiaye, alors Buurba Jolof, Serigne Touba avait également adressé ces mots : « Sache que le pouvoir que tu détiens actuellement en ce monde ne t’est parvenu qu’après avoir été soustrait des mains d’autres rois comme toi qui t’ont précédé. Et qu’un jour viendra où ce même pouvoir te sera repris des mains pour être cédé à d’autres rois qui te succéderont (…) Aussi, je te recommande de toujours persévérer dans l'assistance des plus faibles, des pauvres et des nécessiteux, et de ne jamais tomber dans la tyrannie et l’injustice car « tout homme injuste le regrettera un jour » et « tout tyran assurera sa propre perte. »
Tout le monde doit méditer ces mots, à commencer par Macky Sall, président d’un Sénégal aujourd’hui malheureux.
Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye est l’auteur du blog Assumer l’Afrique. Né à Diourbel, cœur du Sénégal, il a vécu sept ans au Burkina Faso, au Prytanée Militaire de Kadiogo. Écrivain à temps partiel, amant attitré de la poésie (auteur d’une dizaine de recueils), il écrit en wolof, français et anglais.
Il est titulaire de quatre masters en droit (Sciences Po Paris, Panthéon-Assas), en communication (Paris-Saclay) et en gestion publique (ENA — Paris-Dauphine). Pour en savoir plus sur l’auteur.
Photo de couverture : © Sonko Officiel
Le constat est amer, mais très simple : le Sénégal n'est pas un pays de musulmans. Ils ne font que prier. Et c'est tout.